Jean-Baptiste Para (Europe)

26/05/2014
  • Scopalto Europe est une revue littéraire de référence, créée en 1923. Elle a bien évidemment évolué pendant toutes ces années, comment la qualifieriez-vous actuellement ?
  • Jean-Baptiste Para Quelle que soit leur longévité effective, les revues, à bien les considérer, sont là pour saisir le plus vif du présent, mais aussi pour avoir commerce avec le temps long — temps rétrospectif ou prospectif, horizon d’antériorité ou de postériorité. Il s’agit donc à la fois d’approcher d’un regard neuf ce qui peut nous sembler déjà connu et familier, et de partir à la rencontre du nouveau, de l’inconnu et de l’inexploré. Combien d’auteurs des cinq continents Europe n’aura-t-elle pas accueillis quelques lustres avant que leurs noms soient sur toutes les lèvres ? Les revues sont à l’avant-garde de l’hospitalité et n’adorent pas le succès comme unique arbitre des choses humaines.

    Europe est une revue littéraire qui fait place à la fois aux textes de critique et aux textes de création. Elle publie dans chaque numéro un ou deux dossiers qui permettent une réflexion véritablement plurielle et féconde sur un auteur ou un sujet donné. C’est ainsi que nous avons dernièrement proposé des dossiers sur Max Jacob, Julio Cortázar, Karl Kraus ou encore Romain Gary. Les prochaines livraisons seront consacrées à Péguy et à l’un des meilleurs écrivains français d’aujourd’hui, Éric Chevillard. Comme on le voit à cette simple énumération, Europe manifeste un intérêt pour des écrivains français et étrangers, elle prête attention à des poètes non moins qu’à des romanciers et consacre ses dossiers à des auteurs qui font désormais partie des « classiques » sans pour autant négliger des écrivains dont l’œuvre, encore en cours, semble particulièrement significative et marquante.

    Dans le domaine de la création, ce qui caractérise la revue, c’est peut-être d’abord son ouverture aux littératures du monde, y compris à celles qui sont peu connues et peu traduites. Il y a quelques années, lorsque nous avions préparé un numéro consacré aux écrivains de l’Inde contemporaine, nous avions eu à cœur de traduire et présenter des auteurs s’exprimant dans dix-huit langues de ce pays. Dernièrement, nous avons publié de jeunes poètes de Taïwan, ainsi qu’un large choix de poèmes de Kymytvaal, poète qui vit en Tchoukotka et qui écrit dans la langue de cette région du Grand Nord sibérien.

    Il faut qu’un numéro de la revue soit toujours pour le lecteur la promesse de multiples rencontres. Un numéro d’Europe, à certains égards, ressemble à une ville : on peut y pénétrer par différentes portes, à tous les points cardinaux, improviser des itinéraires, se perdre et se retrouver, passer d’invisibles frontières d’un quartier à l’autre, accélérer le pas, le ralentir et faire halte devant la surprise ou l’éblouissement.

  • Dans un contexte difficile pour l’édition, comment expliquez-vous cette position toujours à part d’Europe ?
  • Un contexte difficile, je m’accorde avec vous ! Bien que nous soyons entrés dans un temps où les grands médias n’accordent plus au travail des revues qu’un intérêt parcimonieux, rien n’indique à mes yeux que dans un contexte nouveau, marqué à la fois par des mutations technologiques, économiques et culturelles, l’objet revue puisse être intrinsèquement frappé d’obsolescence. En fonction de l’angle de vue selon lequel on le considère, cet objet semble occuper tour à tour une position périphérique et centrale. Mais d’une certaine façon, il en est presque toujours ainsi pour toute œuvre de l’esprit. Ce qui apparaît rétrospectivement comme essentiel est souvent passé inaperçu au moment de son émergence, ou a été perçu comme excentré ou marginal par nombre de contemporains. Cela semble d’autant plus vrai dans notre époque caractérisée par une hypertrophie du présent de la consommation qui tend à enserrer l’existence humaine dans un régime de temporalité semblable à une succession de clips éphémères. L’emprise technologique et financière, dont la temporalité propre n’admet que la vitesse, la contraction des délais ou le retour rapide sur investissement, a profondément altéré le temps humain tel que nous l’avons connu jusqu’à une époque récente. Or une revue comme Europe entretient nécessairement une relation affective et mentale avec la longue durée. Son rythme propre ne peut que l’incliner à défaire les liens de servitude avec le concept d’actualité, quand celui-ci s’avère incapable de lier le temps au temps et se soumet aux valeurs conventionnelles d’une époque ou d’un milieu. À tout le moins le concept d’actualité ne peut-il être admis comme envahissante injonction, car ce qui fait l’âme d’une revue est aussi élan au-delà de soi comme au-delà d’une actualité qui serait oublieuse de la notion de présence. « Présence signifie attention, unique voie pour réaliser et se réaliser », écrivait Cristina Campo.

  • Sans jeu de mots, au lendemain des élections européennes, quel avenir pour Europe ?
  • Nous touchons à une heure étrange où l’avenir est à la fois incertain et désirable. Plus que jamais incertain et plus que jamais désirable. Ce désir nous anime, il nous oriente et nous guide. Il est analogue à la flamme que chaque être humain ressent au fond de lui et dont la lueur entrevue lui permet de ne pas se résigner à l’ordre ou au désordre présent des choses. Il s’agit alors d’œuvrer à une transformation du présent. Il nous faut tenir bon, aussi loin que nos forces pourront nous porter, et garder intacte notre ardeur en dépit de la dureté et de l’incertitude des temps. Cela relève peut-être du pari pascalien, mais faire ce pari d’un avenir meilleur et différent, c’est déjà se désembourber intérieurement d’un présent qui semble orphelin de tout horizon.

    L’Europe elle-même est à la croisée des chemins. Je suis enclin à penser qu’elle ne pourra vivre qu’en se transformant, voire en se refondant. Si elle ne le fait pas, le sentiment déception qu’elle a engendré ira s’élargissant. Il y a une façon de faire l’Europe dont nous voyons bien qu’elle aboutit à la défaire, tant elle suscite désormais de défiance, d’inappétence ou même de rejet. Il faut mesurer tout ce qu’il y a de malheur vécu dans cette situation — pensons à ce qu’endurent tant d’hommes et de femmes en Grèce, en Espagne, par exemple, mais la France n’est pas épargnée. Et il faut mesurer aussi combien cette situation est lourde de danger pour l’Europe comme pour les pays qui la composent. Je me demande s’il peut y avoir une issue durable tant que la question sociale et la culture dans ses diverses composantes ne seront pas placées au centre de l’attention et considérées comme d’urgentes priorités.

  • Pour finir, deux questions personnelles… Quelles sont les revues qui vous ont marqué ou donné envie de participer à l’aventure d’Europe ? Vous êtes également un poète, vos poèmes ont été traduits dans le monde entier, quel est votre poète de référence ?
  • Enfant, je fréquentais la bibliothèque municipale de mon quartier, à Paris. À dix ou onze ans, je me suis enhardi à délaisser la salle des livres pour la jeunesse et à franchir pour la première fois la porte de la bibliothèque des adultes. Je me souviens avoir vu pour la première fois, exposées juste face à l’entrée, les numéros du mois de quelques revues : j’ai encore dans l’œil, depuis ce jour-là, la couverture d’un numéro d’Europe et d’une livraison des Temps modernes. Je n’ai pas pris en main ces revues à ce moment-là, mais elles sont entrées dans mon champ de vision et leurs titres me sont devenus familiers. J’ai ouvert des revues quelques années plus tard. J’ai fréquenté par mes lectures des revues éphémères ou de longue vie, des revues françaises et étrangères. Je me suis également procuré des rééditions de quelques revues d’« avant-garde » — la première fut Le Grand Jeu. Au fil des années, j’ai surtout lu des revues de sciences humaines (histoire, philosophie…), des revues de cinéma, de théâtre, et bien sûr des revues de poésie !

    S’agissant d’un poète de référence, j’aurais bien du mal à choisir. Je me contenterai de nommer quelques étoiles d’une vaste constellation : Virgile, Pouchkine, Nerval, le futuriste russe Velimir Khlebnikov, le Péruvien César Vallejo, et parmi les vivants, l’Espagnol Antonio Gamoneda. Parmi les poètes français actuels, ces grands aînés que sont Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet et André du Bouchet, mais aussi Franck Venaille, Claude Esteban, Dominique Fourcade, Cédric Demangeot, Olivier Barbarant, Marie Etienne, Marie Huot… Mais je m’arrête, c’est très injuste, toute la constellation voudrait être nommée !…

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