L’art conceptuel a été un des mouvements que, dans les années 1970, artpress s’est attaché à faire connaître, ce qui n’allait pas sans quelques difficultés lexicales. Dans les décennies qui ont suivi, nous sommes restés attentifs à l’évolution de certains de ses représentants, notamment les plus radicaux, tels Jan Dibbets et Art & Language. Ce groupe, en particulier, qui n’est plus constitué que de deux membres, Michael Baldwin et Mel Ramsden, a souvent dérouté le public en présentant par la suite des peintures de paysage ou ayant un contenu érotique, surgissant là où on ne les attendait pas. Il s’agissait de la nouvelle étape d’une entreprise critique, dont l’humour mordant n’est pas le moindre des outils. Comment ne pas les interroger au moment de nous retourner sur le demi-siècle écoulé, tout en gardant un œil bien ouvert sur le monde actuel et les pièges de ses nombreuses « bad places » ? La plus importante collection des œuvres de Art & Language est réunie au château-musée de Montsoreau que dirige Philippe Méaille. Dans notre ping-pong par voie électronique, celui-ci s’est révélé un excellent passeur de balles. Qu’il en soit remercié.
50 ans
Art et langage en résistance
Joan Fontcuberta
Artiste et théoricien né à Barcelone en 1955, Joan Fontcuberta a d’emblée développé, dans sa pratique et ses écrits, une approche réflexive et critique à l’égard de la photographie. À l’ère argentique, recourant à la fiction, il s’est amusé à nous faire prendre des vessies pour des lanternes afin de nous alerter sur le rapport ambigu de la photographie à la vérité. Il s’est ensuite très tôt emparé des technologies numériques et d’internet, au point de devenir une figure de référence pour les plus jeunes générations. Ses écrits ont suivi les mêmes inflexions. Plusieurs furent traduits en français, le Baiser de Judas. Photographie et vérité (Actes Sud, 1996), le Boîtier de Pandore. La photogr@phie après la photographie (Textuel, 2017) et, récemment, Manifeste pour une post-photographie (1). Cet ouvrage prolonge une réflexion entamée par Fontcuberta il y a déjà plusieurs années autour de cette notion ambivalente qui avait fait l’objet d’une table ronde publiée dans un hors-série d’artpress en 2019. Nous lui donnons d’autant plus la parole aujourd’hui qu’il en avait été, pour ainsi dire, l’invité manquant.
Miguel Gomes
Né en 1972, Miguel Gomes a d’abord été critique de cinéma avant de réaliser des courts-métrages remarqués, jusqu’à son premier long-métrage en 2004, la Gueule que tu mérites. En 2008, cette « étoile montante du cinéma portugais » présente Ce cher mois d’août à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes, puis ses Mille et Une Nuits en 2015 et, co-réalisé avec Maureen Fazendeiro, Journal de Tûoa en 2021. Au moment de cette conversation, il sortait d’une résidence d’écriture pour l’un de ses projets en cours : adapter un imagier pour enfants. Il est aussi exposé au Palais deTokyo dans Shéhérazade, la nuit (19 octobre 2022-8 janvier 2023, commissariat Yoann Gourmel). Pour Fabrice Lauterjung, son œuvre est de celles qui, aujourd’hui, repensent avec la plus haute ambition la capacité de l’art cinématographique à investir le réel par l’imaginaire. Ils ont ainsi discuté, entre autres, de la fabrique de ses films entre fiction et documentaire et de la dimension politique de leur forme.
Grégory Chatonsky
Né en 1971, l’artiste- chercheur Grégory Chatonsky utilise et questionne ce qu’on appelle « intelligence artificielle » (IA) depuis plus de 10 ans. Il vient de publier chez Rrose un drôle de roman, Internes, et Autodestructivity, manifestes de Gustav Metzger en images. Nous l’avions rencontré en octobre 2021 (artpress n°492) pour aborder ce qu’est concrètement cette IA, sa place au sein de l’art contemporain et dans sa propre pratique, où elle répond notamment à l’hypermnésie du 21e siècle. Aurélie Cavanna poursuit ici la discussion avec ce libre penseur d’une technique qui évolue sans cesse et nous dépasse, à une époque où, justement, beaucoup nous dépasse.
Fabrice Hyber
Fabrice Hyber mène depuis les années 1980 une carrière artistique ouverte dont témoignent notamment ses POF, Prototypes d’Objets en Fonctionnement, des objets usuels détournés interrogeant la communication et le marché (le Plus Gros Savon du monde [1991], Hybermarché [1995]). Sa création est participative (réseau « Les collaborateurs »), solidaire (sculpture l’Artère [2006], dans le cadre du Sidaction) et écologique (exposition Pollution dès 1987, semis d’arbres en Vendée depuis 1997, et de fruits et légumes dansTokyo avec Restaurant solidaire en 2007, etc.). Hyber présente à la fondation Cartier, à Paris, du 8 décembre prochain au 30 avril 2023, une soixantaine de tableaux sous le titre la Vallée. Une vallée est un lieu où tout converge. L’artiste s’entretient ici de l’« élasticité » de l’art actuel, propice à toutes les expériences, y compris anartistiques, ainsi que sur le sens d’une création vagabonde faisant art de tout, rhizomatique aurait dit le philosophe Gilles Deleuze – ou « hyberbolique » ou « hyberide ». Démarche que Paul Ardenne, dont le travail critique porte en grande partie sur l’ancrage social de l’art et le rapport à l’écologie, suit depuis longtemps.
Caroline Achaintre
Matérialités
Jan Dibbets
Figure majeure de l’art conceptuel et d’une « autre » photographie, Jan Dibbets a aussi été un acteur et témoin particulièrement important du milieu de l’art contemporain occidental à l’ère de sa prétendue dématérialisation. Il a notamment servi d’intermédiaire à Harald Szeemann pour son exposition Quand les attitudes deviennent forme (1969) amorcée suite à une visite de l’atelier de l’artiste néerlandais. Pour avoir travaillé à la même époque avec les marchands Konrad Fischer, puis Gian Enzo Sperone,Yvon Lambert et Leo Castelli, Dibbets a pu aussi observer les mécanismes du marché de l’art. Il a semblé opportun à Erik Verhagen, familier de son œuvre et commissaire de son exposition au Musée d’art moderne de Paris en 2010, d’interroger l’artiste sur ce qu’est devenu aujourd’hui le monde de l’art contemporain dont la décadence équivaudrait à ses yeux à la chute de l’Empire romain.
Kaira M. Cabañas
Kaira M. Cabañas est professeure d’histoire de l’art à l’université de Floride à Gainesville. De l’ombre portéed’AntoninArtaudàl’étonnante rencontre de la modernité esthétique et des institutions psychiatriques au Brésil, en passant par la question de la matérialité, son travail sur la « déviation » conjugue radicalités esthétiques et préoccupations éthiques. À l’heure où les confins de l’art et de la santé mentale sont à nouveau au centre du jeu, Raphaël Koenig poursuit avec elle une discussion entamée cette année au Centre Pompidou à l’occasion de l’Université d’été de la bibliothèque Kandinsky consacrée à « L’art brut à l’épreuve de l’archive ».
Max Hollen et Robert Storr
Le musée encyclopédique peut-il s’enrichir indéfiniment ? Comment faire se côtoyer tradition occidentale et arts premiers ? Art ancien et art contemporain ? User des outils numériques sans nuire à l’appréhension des objets ? Répondre aux attentes du public, y compris quand des œuvres ne représentent plus ses valeurs ? À ces questions, qui ne sont pas nouvelles, s’ajoute désormais celle de la restitution, ou non, de certaines œuvres à leur pays d’origine. De tout cela, Robert Storr, qui fut conservateur au MoMA et le premier directeur américain de la biennale de Venise en 2007, a souhaité s’entretenir avec Max Hollein, né à Vienne (il est le fils de l’architecte Hans Hollein) et directeur du Metropolitan Museum depuis 2018.
Ben Davis
Ben Davis est critique d’art pour le site Artnet News depuis 2016. Il a publié deux livres qui resituent de manière convaincante l’art contemporain et le monde de l’art dans le contexte élargi des questions politiques, des dynamiques sociales et des bouleversements technologiques. 9.5 Theses on Art and Class (Haymarket, 2013) étudie les contradictions à l’œuvre lorsque les artistes s’identifient au prolétariat et le rôle véritable qu’ils occupent à l’intérieur du système capitaliste. Son dernier livre, Art in the After-Culture (Haymarket, 2022), revient sur la place de l’art et de la culture dans cette nouvelle « Belle Époque », où la ségrégation croissante des classes sociales, l’essor de la culture numérique et l’affaiblissement des institutions les contraignent à adopter des formes nouvelles. Il s’entretient ici avec Eleanor Heartney, elle-même auteur de plusieurs ouvrages sur les rapports entre art et politique, art et spiritualité.