Art cent valeurs

Art et valuation : Fabrication, diffusion et mesure de la valeur

par Yves Citton, Anne Querrien

La crise financière, l’emballement de l’endettement, la furie de l’évaluation dans les universités, les écoles, les entreprises et toutes les institutions, relèvent, nous dit-on souvent, d’une profonde et générale « crise des valeurs », qui exige d’en exhausser la seule expression monétaire pour permettre un classement des priorités ! Facteurs d’impact dans le monde scientifique et starisation sur le marché de l’art participent du même affolement général que les cotations boursières, substituant l’anticipation et les préférences aux réalités des productions individuelles ou collectives. De même que la dynamique vaporeuse du concours de beauté annuel projette un corps féminin quasi identique, de même les promotions se suivent en obéissant à des injonctions antagoniques aux résultats invisibles. Tout en critiquant ces classements ineffables mais aux conséquences graves pour la vie des gens, nous faisons l’hypothèse que la vaporisation des valeurs est constitutive de nos modes de vie au stade du capitalisme consumériste tardif, et qu’elle a notamment pour moteur la capture des fabrications artistiques par le marché des objets et des postures, capture qui en vient à confondre art et marché – alors que leur distance est indispensable à l’activation de leur connexion.

Iconomie et innervation : Pour une généalogie du regard endetté

par Peter Szendy

Iconomie, c’est un mot-valise dans lequel on entend d’une part l’icône –eikôn, c’était l’un des noms grecs pour l’image – et d’autre part l’économie, cette oikonomia qui, pour Xénophon ou Aristote déjà, désignait la juste, la bonne gestion des échanges. Mais l’iconomie dont il sera question ici s’inscrit dans ce que, après et d’après Marx, il faut bien décrire comme un supermarché esthétique.

L’intangible et l’inestimable : Les biens immatériels, le marché et le sans-prix

par Marcel Hénaff

Un des phénomènes les plus impressionnants dans le domaine de l’économie depuis les années 1980 est la montée en puissance du marché des biens immatériels. La définition de tels biens est complexe même s’il semble aisé de les situer par contraste avec les biens matériels (comme les matières premières, les produits artisanaux et industriels ou les produits agricoles). Les biens immatériels ne sont en rien une invention de notre époque. Ils ont toujours existé et concernent les services, les compétences, les savoirs, la formation. Il s’agit de biens de nature économique (il peut en effet exister d’autres biens immatériels de nature très différente, comme les biens symboliques qui sont d’emblée situés dans une autre sphère). Toutes les sociétés, en toutes sortes d’époques et de manière variée, ont su assurer de multiples services (aide aux malades, aux vieillards, aux voyageurs), exercer des compétences (techniques ou artistiques), fournir des formations et des transmissions (connaissance de l’environnement, du milieu social ou savoirs théoriques). Une grande partie de ces services et de cette formation a été traditionnellement fournie par la famille, par le groupe social, ou par des groupes particuliers (comme les associations d’artisans) puis de plus en plus par des institutions (comme l’école, la communauté religieuse, l’hôpital).

N’oublie pas le meilleur

par Sylvie Boulanger

N’oublie pas le meilleur est le titre d’un récit de Walter Benjamin décrivant la situation d’un ami qui tombe dans une grave dépression nerveuse après une période hautement phobique : « c’est dans une période de sa vie où elle était au plus mal qu’une de mes connaissances se montrait la plus ordonnée. Elle n’oubliait rien. » Le salut du malade proviendra d’un souvenir, celui d’un conte : « un jeune berger accède un dimanche dans les entrailles d’une montagne qui abrite un trésor en même temps qu’il reçoit l’énigmatique injonction : N’oublie pas le meilleur. » Dans une note, l’éditeur suggère que le conte auquel Benjamin fait allusion est sans doute « La fleur merveilleuse » de Johann Gustav Büsching (1812) : le « meilleur » représentant la fleur magique qui permet de délivrer la princesse maintenue prisonnière dans les grottes, ce que le chevrier oublie, fasciné qu’il est par le trésor. Revenu à l’air libre, le trésor n’est plus qu’un petit tas de feuilles mortes et la princesse reste captive.

“Se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ! ” Artketing, industrie de prototype et signalétique artistique

par Martial Poirson

Lorsque Marcel Duchamp, se proclamant « anartiste », affirme pour illustrer sa théorie du Reciprocal readymade qu’il faudrait « se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ! », il fait bien davantage qu’adopter une posture de provocation à l’égard de toute conception légitimiste de l’art, revendiquant l’apparente trivialité de l’oeuvre et prenant acte de sa perte d’aura, en simple corollaire au Ready-made. Certes, si l’oeuvre d’art n’existe, selon sa conception nominaliste, que par son exhibition, elle se dissout de façon symétrique dans sa banalisation, qui en dénie le statut d’exception. Mais c’est surtout sur le terrain de la valeur économique que peut être comprise une telle affirmation : laissant de côté toute considération patrimoniale de la culture, une telle injonction joue avec la valeur marchande de l’art en introduisant un hiatus entre facteurs de production et facteurs de consommation.

Autonomie, marché et attention : Valorisation artistique et stratégies de médiatisation

par Georg Franck

Dans le discours de l’art, autonomie et marché économique représentent une opposition fondamentale. Sous la notion d’« autonomie de l’art », il faut comprendre que la qualité artistique d’une oeuvre diffère complètement de l’estimation qui en est faite sur les marchés la concernant. Selon l’opinion courante, la qualité artistique et sa place sur le marché varient de façon indépendante, quand ce n’est pas de façon complètement opposée. Si le marché gagne en importance dans le domaine de la culture, on l’associera, par réflexe, à une diminution de qualité artistique.

Entretien à propos de Ludovic Chemarin©

par Damien Beguet, P. Nicolas Ledoux

Perrine Lacroix est responsable de La BF15, Espace d’art contemporain à Lyon où a eu lieu la première exposition de Ludovic Chemarin© du 31 mars au 21 mai 2011. Elle a réalisé l’entretien qui suit à cette occasion. P. Lacroix : Ensemble, vous avez décidé de réactiver le travail de Ludovic Chemarin et de prolonger sa carrière artistique. Quel a été le cheminement de ce projet singulier ?

Save Our Senses : De l’art de s’accommoder comme restes

par Jac Fol

« Contradictoirement à son registre propre qui conduit à tenir à l’enrôlé le discours de son désir et de sa joie (à se voir offrir la possibilité de le poursuivre), le travail de colinéarisation ne doit pas seulement faire oublier qu’il est foncièrement transitif et pris dans l’orbite du désir-maître capitaliste, mais également que sa promesse d’affects joyeux est toujours brouillée par un fond d’affects tristes, arrière-plan de sanctions et de menaces qui est pour toujours celui du rapport salarial. » Frédéric Lordon Capitalisme, désir et servitude, Paris, La fabrique, 2010, p. 131

Le Wall Street de nos désirs et de nos désillusions : Une poésie comptable

par Werner Moron

Juste après avoir bu et mangé, nous avons fait l’amour sans s’arrêter de respirer, nous avons dormi et puis éliminé ce que nous avions absorbé la veille. Juste après avoir dansé, donné et reçu l’affection des nôtres, sans oublier de respirer, nous avons cherché à reconnaître les autres et être reconnu par eux. L’essentiel étant fait, nous pûmes nous occuper à faire le reste. Et c’est dans ces moments-là, j’imagine, que sont nés le désir et la désillusion, une autre forme de respiration.

Évaluer l’architecture ?

par Jean-Louis Violeau

C’est toujours d’en haut que l’on fait parler les voix d’en bas, et la « culture populaire » est une idée de savant, c’est entendu. Forgée par le romantisme, sans doute. Évaluer l’architecture populaire ramène donc invariablement au savant, quelle que soit la variété des regards : confrontation, imitation, altération, recours, fascination ou rejet, à l’extrême construction savante du populaire et à la construction populaire du savant. Il n’empêche, le récit rétrospectif de l’architecte Paul Chemetov, aujourd’hui âgé de 86 ans, militant communiste encarté jusqu’en 1968, en dit long sur les difficultés de l’architecture savante à se faire reconnaître comme telle.

Istanbul 2013 : Manifestations politiques et valeurs artistiques

par Gaëtane Lamarche-Vadel

À Istanbul durant l’été 2013, les manifestations politiques de Gezi et les manifestations artistiques de la 13e Biennale ne parlent pas le même langage. Les premières envahissent la ville, les secondes, désorientées, font retraite. Le déroulé des événements donne l’occasion d’analyser un clivage essentiel entre, d’une part, les valeurs artistiques que peuvent a priori partager les commissaires d’exposition et les artistes qu’ils invitent et, d’autre part, les processus de valorisation sociale et urbaine de l’art public sur lesquels repose la tenue même de tels événements. C’est ce clivage que présentent les réflexions qui suivent.

Que sang valeurs fleurissent

par Yann Moulier Boutang

Et si ce que Nietzsche écrit dans la Préface au second volume de Humain trop humain, (1886) – que ce qu’il avait dit «contre la maladie historique», il l’avait dit en homme qui apprenait à s’en guérir lentement, péniblement, et qu’il n’avait pas du tout l’intention de renoncer à l’Histoire pour en avoir souffert autrefois – il fallait le dire désormais de l’art et non plus seulement de la théologie, puis de la philosophie ? Comme si l’art, après avoir cannibalisé le sacré, le religieux, s’autodévorait dans une trans évaluation jubilatoire ? Prenez et mangez, ceci est mon sang, quiconque croira en moi vivra éternellement. Les musées deviennent nos cathédrales. Sans doute. Mais avec quelque chose de plus et de singulier : un panthéon athée.

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