Le travail sexuel rémunéré connaît aujourd’hui en France un nouvel épisode dans la longue histoire de sa répression capitaliste et pudibonde. Dès l’ère victorienne on a compris comment transférer vers le travail acharné l’énergie sexuelle cadenassée, comme le montre le film d’Elio Petri La classe ouvrière va au paradis (1971). La répression est aujourd’hui d’autant plus insidieuse qu’elle se présente sous le visage compatissant et protecteur de l’aide aux victimes de la violence sexuelle, en supprimant notamment le délit de racolage public au profit de mesures dissuasives et incitatives pour sortir de la prostitution. Parmi elles, le projet de pénalisation du client suscite une réaction machiste de la part d’autoproclamés « salauds » qui revendiquent leur droit naturel à aller aux putes impunément, volant ainsi leur lutte aux prostituées (« touche pas à ma pute », ont-ils l’impudence de dire).
Travail sexuel, Bangladesh, Lampedusa, Mondragon
Travail sexuel, travail pour tous
Ouvrières au Bangladesh
Au Bangladesh, 1 700 ouvrières du textile sont mortes depuis 2005 en fabriquant des vêtements bon marché pour les supermarchés occidentaux. L’effondrement en mai dernier d’un immeuble où sont mortes 1 131 personnes, auxquelles s’ajoutent 322 disparus, a étalé enfin au grand jour un des aspects les plus cruels de la mondialisation. Cet événement a obligé les « clients », Zara, H&M, C&A, Carrefour, à signer un accord de prévention et de sécurité des bâtiments qui était en négociation depuis 2008. Cet accord signé par l’ensemble des représentants des travailleurs du secteur au Bangladesh est soutenu également par l’Industrial Global Union, une fédération internationale forte de 50 millions de travailleurs de 140 pays, ainsi que par des ONG internationales telles que Peuples Solidaires et le Collectif L’éthique sur l’Étiquette.
Naufrage de Lampedusa
Si ce n’est son extrême proximité de la côte, rien ne distingue le terrible naufrage survenu à Lampedusa le 3 octobre 2013 de ceux qui l’ont précédé ou suivi. La compassion mêlée d’effroi qui s’est emparée de la population locale, des médias et de la classe politique européenne à l’annonce de la mort par noyade de 360 personnes, sur les 500 Érythréens et Somaliens qui avaient quitté quelques jours plus tôt les côtes libyennes à bord d’une embarcation surchargée, est exclusivement due à la visibilité du drame. Parce qu’il s’est déroulé à moins d’un kilomètre de l’île, parce que ses habitants ont été associés au sauvetage, parce que les secours ont repêché plus de cent victimes dont les cadavres ont été exposés aux caméras du monde entier, le « naufrage de Lampedusa » a pris, pendant quelques jours, l’allure d’un événement exceptionnel, célébré comme tel : journée de deuil national décrétée en Italie, déplacement de ministres et de représentants de la Commission européenne pour rendre hommage aux morts, déclaration solennelle du Parlement européen… Pourtant, exceptionnel, le naufrage du 3 octobre ne l’est en rien.
Mondragón: Une coopérative espagnole aux filiales européennes
Le 6 novembre 2013, l’entreprise d’électroménager FagorBrandt déposait le bilan ouvrant une période d’incertitude pour ses 2 000 salariés français. Cette entreprise a une particularité : elle est la filiale de Fagor Electrodomésticos, une coopérative de travailleurs située de l’autre côté des Pyrénées. Sa maison mère avait dû elle-même ouvrir une procédure de cessation de paiement le 16 octobre dernier. Cette coopérative est membre du groupe coopératif Mondragón, un groupe fondé dans les années 1950 au Pays basque. Aujourd’hui, premier groupe industriel et financier du Pays basque et cinquième de l’État espagnol, il réunit 110 coopératives et 80 000 travailleurs. Présentée jusqu’à présent comme une réussite exceptionnelle, cette cessation de paiement de Fagor Electrodomésticos, la coopérative la plus ancienne du groupe, marque-t-elle la fin du « mythe » de Mondragón [Kasmir, 1996] ?
Gerd Arntz : Something Left…
Publier les gravures et Isotypes (International System of Typographic Picture Education) de l’artiste allemand Gerd Arntz (1900-1988) dans la rubrique Icônes de Multitudes permet de les exposer dans un contexte singulier tout en conservant la cohérence de fond d’une oeuvre pensée pour être reproductible et diffusée sur des supports comme celui de la revue. Icônes aborde l’art contemporain à travers des propositions visuelles qui se fondent autant que possible sur le format de l’édition et ce cadre spécifique de la revue ouvre de potentielles interprétations alternatives aux récits historiques, qui ont forgé la fortune critique de l’oeuvre d’Arntz et qui l’ont rendue à juste titre indissociable de l’histoire de la communication visuelle, du projet politique, sociologique et encyclopédique d’Otto Neurath ou encore de l’histoire des « Progressistes de Cologne ».
Du mouvement en art et en statistique
Il n’y a pas de stabilité en art. Aucune tentative de colmatage ne saurait écarter l’imminente sortie de la société de classe et aucune image artistique de la bourgeoisie ne peut perdurer. Aussi la classification des peintres dans les nouvelles catégories de la technique, de l’architecture et de l’enseignement des images ne pourra favoriser la naissance d’une nouvelle culture au pacifique chemin. Cette classification fait partie d’une rationalisation générale et cette organisation des éléments, elle, aide à réaliser l’abolition de la société actuelle.
Si vient l’hiver, le printemps peut-il être loin ?
« Ce qui manque le plus au romantisme », écrivent Deleuze et Guattari, « c’est le peuple » : « Le territoire est hanté par une voix solitaire, à laquelle la voix de la terre fait résonance et percussion, plutôt qu’elle ne lui répond. Même quand il y a un peuple, il est médiatisé par la terre […]. Le héros est un héros de la terre, mythique, et non du peuple, historique. L’Allemagne, le romantisme allemand, a le génie de vivre le territoire natal non pas comme désert, mais comme “solitaire”, quelle que soit la densité de population ; c’est que cette population n’est qu’une émanation de la terre, et vaut pour Un Seul ». La Terre, le Mythe et la Solitude : telles seraient les trois composantes traditionnelles du romantisme. Dans la confrontation d’une belle âme solitaire et d’une nature idéalisée, le monde semble s’évanouir, et échanger le réel de l’Histoire avec le fantasme du mythe. À ce titre, il nous faudrait fuir, conjurer toute politique romantique !
Romantisme et multitudes: Politique du langage
Entretien avec Michael Hardt & Saree Makdisi
Langage nu, vie nue Wordsworth et la rhétorique de la survie
Quand en 1800, et à nouveau en 1802, Wordsworth envisagea de créer un public pour la poésie de l’homme – pour les Ballades Lyriques qu’il avait écrites avec Coleridge, mais aussi pour la bonne poésie passée, présente ou à venir –, était en jeu pour lui dans cette nouvelle poésie la relation de « notre nature humaine et nos arts humains »2. L’effort de Wordsworth pour inventer une poésie écrite dans « le réel langage de l’homme », et pour rejeter la personnification en faveur d’un art moins ostentatoire ou moins mécanique, visait à « mettre le lecteur en compagnie (d’êtres) de chair et de sang » (in the company of flesh and blood). Il est pourtant loin d’être évident que « chair et sang » puissent être assimilés à l’humain (ou au vivant). La défense par Wordsworth d’une poésie de l’homme antirhétorique, non personnifiante – une poésie de chair et de sang – inaugure aussi un projet plus radical que celui qu’il élaborait ouvertement. Comme je le suggérerais, Wordsworth imagine une poésie qui inclue dans l’humain une vie non-encore-humaine.
Un romantisme de la démocratie : De Thoreau à Malick
Stanley Cavell s’est donné pour but de « réintroduire la voix humaine en philosophie » et d’en tirer toutes les conséquences éthiques et politiques. L’enjeu pour lui de la philosophie du langage ordinaire – celle de Wittgenstein surtout – est d’abord de comprendre que le langage est dit, prononcé par une voix humaine au sein d’une forme de vie ; ensuite de déplacer la question de l’usage commun du langage vers la question, plus inédite, du rapport du locuteur individuel à la communauté : ce qui conduit pour Cavell à une redéfinition de la subjectivité dans le langage à partir du rapport de la voix individuelle à la communauté linguistique – de la justesse à l’accord « dans » le langage. Il y a dans la voix l’idée de claim, de revendication : la voix individuelle ré-clame une validité universelle et y cherche sa juste tonalité.
Allégorie des multitudes, ou William Blake comme économe défaillant
L’assertion de Paul de Man selon laquelle les tropes génèrent des affirmations essentialistes, des affirmations qui se situent « au niveau de la substance » (Anthropomorphism, 241), a rendu difficile de les maintenir à l’écart d’une compréhension immédiate en termes de menace métaphysique ou «théotropique ». Un parfait exemple de cette difficulté peut être localisé aujourd’hui dans le travail en cours de Giorgio Agamben sur la biopolitique, comme problème du vivant qui a pris une forme linguistique particulière apparaissant de manière frappante comme tropologique. En affirmant que formes matérielles et ordre théologique sont suturés dans une « zone d’indistinction », Agamben démontre que la souveraineté peut admettre des substitutions et des accidents incessants sans abdiquer sa place dans l’horizon de la signification.
Pénibles absences
L’heure est-elle venue de la naissance d’une avant-garde ou les temps sont-ils encore ceux de la récapitulation ? Le romantisme – L’Athenaeum – est « notre lieu de naissance », et désigne ce qui revient dans tout désir de révolution. Un romantisme est en jeu dans toutes les expériences qui dépassent la politique, mais sans lesquelles la politique n’atteint pas les existences (les « formes de vie »). Imaginer ou construire un romantisme qui porterait le sens de ce dépassement-là, de cette outrance, suppose de penser les conditions d’énonciation d’un nouveau rapport, et d’observer la situation d’un possible recours. Mais sur cette voie les avis diffèrent : qu’il s’agisse de la mise en quarantaine de notre capacité de rêverie ou d’un désoeuvrement indépassable, l’articulation du romantisme à la révolution est grippée.
La blessure de l’événement
C’est toujours depuis des bouleversements sensibles que surgissent les forces de libération politique. Par politique il faut entendre le processus collectif qui accompagne ces bouleversements et ce qu’ils rendent possible : l’invention d’idiomes et l’ouverture d’espacements inouïs. Non pas art de gouverner mais articulation d’un partage du sensible qui réouvre les corps et leur inscription au monde. Il s’agira, donc, non pas d’espérer ou d’analyser après coup des événements politiques, ces moments qui font l’histoire des peuples, dit-on, ayant en définitive pour enjeu d’historiciser la politique, c’est-à-dire de la domestiquer à des fins de gouvernement, mais de penser des politiques qui sachent être dignes de la blessure de l’événement. Ces politiques seront romantiques, si par romantique l’on entend : défaillance, déviance, démesure.
Mahler prophète
Dans les dernières années du xixe siècle, Gustav Mahler porte le romantisme à un point extrême, à la fois d’incandescence et d’exténuation. Fruit tardif et acide des idéaux romantiques, la Troisième Symphonie en incarne tous les paradoxes. Honnie par ses contemporains, la musique de Mahler est pourtant prophétique, au même sens où on peut le dire de la littérature de Kafka et d’Orwell. Après un siècle, le temps de Mahler est venu. Il aura fallu l’expérience des crimes de masse du xxe siècle pour lui reconnaître rétrospectivement sa valeur prémonitoire. On a beaucoup parlé de l’ironie musicale grinçante de Mahler. Comme a dit Bernstein, ses contemporains entendaient ses marches martiales et maniaques au premier degré, sans voir que les marcheurs porteraient bientôt un svastika sur leur uniforme. Mahler n’est cependant pas un musicien critique.