Films intempestifs

Vingt ans après (le film…)

par Alain Badiou

Des quatre mousquetaires qui, en 1993, ont décidé de créer un groupe, une revue, un pôle d’intellectualité à partir du cinéma, soit Alain Badiou, Élisabeth Boyer, Denis Lévy et Dimitra Panopoulos1, tous, vingt ans après, ont encore la foi, même si leurs rôles ne sont plus exactement les mêmes. Peut-être ne sont ils pas tous les quatre dans la distribution du même film de l’existence, mais quant à l’Idée – celle du cinéma comme art –, ils n’ont pas cédé. On peut sur ce point reprendre une formule de Lacan : « ne pas céder sur son désir », disait-il, c’est le vrai sens qu’il faut donner à « faire son devoir ».

Anders als die Andern (Différent des autres) - Richard Oswald, 1919

par Pascale Risterucci

Différent des autres, Anders als die Andern, autre que les autres. Ce curieux titre, où les altérités s’annulent, annonce quelque chose de dérangeant. Le sous-titre « Paragraphe 175 » précise où cela se joue : dans une rubrique du Code Pénal allemand alors en vigueur, qui punissait d’emprisonnement « un vice contre nature entre hommes »1. Il s’agit donc d’un film, le premier, revendiquant une égalité de droits pour les homosexuels.

Chemin de traverse : une oblique de l’amour - The Bitter Tea of General Yen (La Grande Muraille) - Frank Capra, 1933

par Serge Peker

Une histoire d’amour filmée en 1933. Rien de très intempestif à filmer une histoire d’amour, si ce n’est à considérer l’amour comme toujours intempestif ! Mais que l’homme soit un Chinois, que la femme soit une Américaine d’une grande famille puritaine et cette histoire d’amour acquiert tout aussitôt un caractère intempestif pulvérisant les barrières de l’ordre moral de son temps. Un baiser des amants suffira pour que le film, dès sa sortie, soit interdit dans tout le Commonwealth. Il n’y aurait d’ailleurs rien d’étonnant à ce que ce baiser de 1933 ait induit dans le code Hays de 1934 l’interdiction du mélange des races dans les scènes amoureuses.

Combat maïeutique - La légende du grand judo (Sugata Sanshiro) Akira Kurosawa, 1943

par Lucas Hariot

La légende du grand judo est l’histoire d’un passage. A travers la lutte d’influence entre le jujutsu et le judo, qui aboutira au déclin du premier et à la suprématie du second, le film nous donne à penser un changement d’époque, celui de l’entrée dans la modernité du Japon.

La diagonale de l’étranger - A Lady without Passport - Joseph H. Lewis, 1950

par André Balso

S’il ne fallait relever qu’une preuve du caractère intempestif de A Lady Without Passport, il suffirait sans doute de s’attarder sur le nom de son réalisateur. Car tous les films de Joseph H. Lewis sont intempestifs de fait, tant du point de vue de leur « notoriété » que de leurs conditions de production. Mais ce qui est une réalité factuelle ne doit pas faire oublier l’aspect intempestif des idées qui singularisent aussi (et surtout) chacune de ses oeuvres -après tout, le relatif insuccès de son cinéma fut l’apanage de bien d’autres réalisateurs hollywoodiens. Or en cela précisément, A Lady Without Passport est exemplaire.

Double éloge : des mathématiques et du cinéma - No Highway (Le voyage fantastique) Henry Koster, 1951

par Élisabeth Boyer

No Highway est le premier film à suspense ayant pour objet une catastrophe aérienne, en dehors des films de guerre. Le scénario, superbement élaboré et dialogué, est l’épure d’un roman à succès sorti deux ans plus tôt. Film de la Fox tourné en Angleterre, il fut bien accueilli, y compris aux États-Unis, sous le titre No Highway in the Sky. Immédiatement salué par Chaplin, le film est demeuré cependant méconnu, minimisé surtout en France, et parfois omis de la liste des grands rôles de James Stewart, comme de Marlene Dietrich. Henry Koster, parce qu’il fut un réalisateur à l’origine de films aussi divers qu’inclassables, fut relégué au rang des artisans par la politique des Auteurs.

I cento cavalieri (Les cent cavaliers) - Vittorio Cottafavi, 1964

par Frédéric Favre

Intempestive, l’adresse du peintre au spectateur dans les premières minutes des Cent cavaliers l’est sans aucun doute. On est dès le générique vigoureusement prié par l’artiste, aussi véhément que burlesque, de quitter les lieux – la salle d’un palais où une fresque est en cours de réalisation –, autrement dit de sortir du film.

Froides pierreries High Wind in Jamaica (Cyclone à la Jamaïque) Alexander Mackendrick, 1965

par Daniel Fischer

Intempestif, High Wind in Jamaica l’est à plus d’un titre. En 1965, les films de pirates étaient passablement démodés et Alexander Mackendrick n’était pas vraiment un spécialiste du film d’aventures ; sa tasse de thé, si l’on peut dire, c’est le « film d’humour britannique » (avec quelques fleurons fameux à son actif dont The Man in the White Suit [1951] ou The Ladykillers [1955]).

Un monde désorienté - Mickey One- Arthur Penn, 1965

par Denis Lévy

Quand Mickey One fut présenté au Festival de Venise en 1965, comme plus tard à sa sortie, les mots « déception » et« ambiguïté » (l’une découlant de l’autre) revinrent quasi unanimement dans la critique. À une époque où les idées-cinéma n’étaient pas encore pensées comme essentiellement troubles, cela revenait à dire poliment qu’on avait vu un film auquel on ne comprenait rien.

Actualité de Renoir - Le petit théâtre de Jean Renoir , 1970

par Denis Lévy

Le petit théâtre est le dernier film de Renoir, et, comme dit Guy Cavagnac, celui dont on fait souvent comme s’il n’existait pas1. Mieux vaut sans doute un silence médusé que le tombereau de sottises trop souvent déversé à leur époque sur les dernières oeuvres du cinéaste. Il est vrai que Le petit théâtre, à première vue, ne ressemble ni à ce qu’on pouvait attendre de Renoir après Le caporal épinglé, ni aux standards du film français de la fin des années 1960. Est-ce pourtant un film si intempestif ?

Le western par qui le scandale arrive- Ulzana’s Raid (Fureur apache) Robert Aldrich, 1972

par Slim ben Cheikh

Ulzana’s Raid est un western crépusculaire insolite, d’une âpreté souvent insoutenable. Sorti vers la fin de la vague des westerns pro-Indiens, le film prit à contre-pied la sanctification en cours de la figure indienne dans son statut de victime de la Conquête, et fut taxé de racisme. L’impair reproché à Aldrich fut la réactivation du motif de la cruauté indienne. Elle fut pourtant constitutive d’une altérité qui, longtemps, de Stagecoach à Run of The Arrow, alla de soi.

Un vivant n’a pas de tombe - Électre - Hugo Santiago, 1986

par Dimitra Panopoulos

Électre est un film de Hugo Santiago pensé et réalisé à partir d’une mise en scène du texte de Sophocle par Antoine Vitez. Quand un film se propose ainsi de garder la trace d’une mise en scène, l’art du cinéma et l’art du théâtre semblent entrer d’emblée en rivalité. Car c’est d’abord du point de vue des artifices dont ils disposent (artifices du décor, des codes de jeu, de la langue) que l’on envisage de délimiter ce qu’un art peut restituer de l’autre.

Cet été là, une mer la plus paisible qui soit - A Scene at the Sea - Takeshi Kitano, 1991

par Pierre Jailloux

Shigeru, jeune sourd-muet, soutenu par sa petite amie Takako, atteinte du même handicap, se découvre une passion pour le surf, et délaisse sa tenue d’éboueur pour dompter les vagues de l’océan, au prix de sa vie. C’est tout, et même ce modeste résumé semble trop. Les titres anglais ou original sembleraient plus justes : « une scène à la plage », ou bien « cet été là, une mer la plus paisible qui soit ».

Du train où vont les choses… Les Passagers - Jean-Claude Guiguet, 1998

par Suzanne Liandrat-Guigues

Un tramway et ses voyageurs, tel est l’objet du film de Jean-Claude Guiguet, Les Passagers. Qu’un tel objet n’ait pas retenu l’attention à la sortie du film n’étonnera guère. Pourtant la simplicité apparente se complique à l’instar de ce que, dans l’une de ses méditations sur le tramway de Nantes, Julien Gracq qualifie de « manège délicat » dû à ces « véhicules placides et processionnaires1 ». Accompagnant ce mouvement lent et prévisible, des hommes et des femmes montent ou descendent au gré des stations selon une topographie urbaine banale. Une femme d’âge mûr (Véronique Silver) fait figure de narratrice avisée et commente le va-et-vient des usagers, passant de l’un à l’autre comme dans une version moderne de Jacques le Fataliste. Les tiroirs entrouverts se referment ou restent suspendus à notre imagination.

Cristóvão Colombo - O Enigma (Christophe Colomb, l’énigme) - Manoel de Oliveira, 2007

par Judith Balso

Oliveira et Pessoa ont en commun un amour infini pour leur pays, le Portugal, que l’un et l’autre travaillent à inscrire dans une figure d’universalité. La proximité la plus grande entre eux est sans doute celle de Non, ou la vaine gloire de commander…, où il s’agit pour Oliveira de faire surgir comment certaines défaites et échecs ont été, plus encore que les victoires, de possibles moments de la construction de ce pays. À l’instar du projet de Message, dont les poèmes sont dédiés au déchiffrage d’une pensée de l’histoire portugaise telle que ce pays puisse devenir le site d’une capacité « à être tout, de toutes les manières, parce que la vérité ne peut pas exister si quelque chose fait encore défaut ».

Un apprentissage du désapprendre - Ruínas (Ruines) - Manuel Mozos, 2009

par Guillaume Bourgois

Le premier plan de Ruínas, du Portugais Manuel Mozos, définit d’emblée les principaux éléments et enjeux du film. L’image montre deux tours HLM en plan fixe ; l’une d’elle est détruite à l’aide d’explosifs. Alors qu’un nuage de poussière et de débris recouvre la seconde tour et progressivement une grande partie du cadre, une rumeur sourde se fait entendre off, produite par les commentaires des spectateurs de la destruction du logement social, certainement pour la plupart des habitants de l’édifice qui vient de disparaître. L’ouverture installe à la fois une thématique et un dispositif intempestifs, en ce que le film propose de s’intéresser aux espaces oubliés par la société active, en employant un agencement caractérisé par le refus de certains outils cinématographiques.

Dickens’ Dream Hereafter (Au-delà) Clint Eastwood, 2010

par Céline Braud

Serti par le noir profond de ses génériques, Hereafter1 est le rêve miraculeux d’un monde où la finitude est dépassée, où l’expérience de la mort permet paradoxalement de renaître à la vie pleinement. Au croisement du mélodrame et du fantastique, le film associe la question de l’amour et l’exploration de l’inconnu. La compréhension de la vie dans des dimensions élargies (infinies) ouvre alors aux possibles de la connexion des êtres vivants et à l’amour.