Entretien avec Sylvie Goulard
La force des commencements
Recommencer l’Europe
La Chine, un pays en éternel recommencement
Au commencement était le flux, le mouvement, la transformation. Dans la tradition chinoise, telle est l’attitude fondamentale vis-à-vis de l’existence que propose le Yijing, ou Livre des Mutations. Ce livre est considéré par certains comme un ouvrage ésotérique. Cependant, il présente des principes d’interaction entre les forces à l’œuvre dans la vie personnelle, la société et le cosmos. Occupant une place privilégiée dans l’histoire consciente de la pensée chinoise, il offre une grille de lecture pour comprendre l’évolution de toute réalité, en particulier les transformations que traverse aujourd’hui le monde chinois.
Le refus de la fatalité
Nous vivons une situation paradoxale. Les nombreux signes qui manifestent une capacité d’agir (une démographie qui atteste d’une confiance dans l’avenir, le dynamisme économique et commercial d’un grand nombre d’entreprises, l’inventivité de la recherche et de la culture, l’influence de l’action diplomatique et l’intervention des armées en Afrique) sont occultés par le sentiment largement partagé que la France « va mal ». Il est vrai que le maintien d’un chômage élevé, l’annonce en cascade de plans sociaux, le doute que suscite la stratégie gouvernementale, la crise de l’autorité comme la multiplication des actes de violence n’inclinent pas à l’optimisme. Est-ce suffisant pour expliquer la morosité ambiante quand tant d’autres pays doivent affronter des situations infiniment plus graves ?
Le courage du commencement
Pour Vladimir Jankélévitch, le courage est la vertu « réussie entre toutes », l’élément qui rend « les autres vertus efficaces et opérantes » ; et, peut-être, après tout, « est-il moins une vertu lui-même que la condition de réalisation des autres vertus. Sincérité, justice ou modestie, elles commencent toutes par ce seuil de la décision inaugurale ». Le courage est ainsi une affaire de seuil, de saut. Entre le courage et le reste des actions, il y a toujours une solution de continuité. Et chez Jankélévitch, les courageux, comme les justes, ont l’art de commencer. L’art de commencer au sens où, d’une part, le courage relève de la décision pure, celle qui fait origine ; et d’autre part, le courage comme la justice est un acte sans capitalisation possible. Ce n’est pas parce qu’on a été juste ou courageux qu’on le sera demain et que cela nous absout de l’être encore et encore. « Le juste est aussitôt arrivé que parti, et inversement les justes sont des commençants. » Impossible de se dire courageux. Il faut simplement l’être, dans l’instant. Impossible de s’en satisfaire. La chose n’est jamais réglée. Il y aura toujours épreuve à surmonter pour prouver que l’on est courageux. « Ma vertu, au contraire, retombe chaque fois à zéro dans les pauses de l’intention ; la création morale n’est pas une paternité définitive, et qui engendre une fois pour toutes sa créature : c’est plutôt une paternité semelfactive et instantanée ; elle aboutit à des œuvres inconsistantes et nous impose l’épuisant effort de Sisyphe, l’état d’alarme continuée. »
Les commencements de la cosmologie moderne
L’univers a-t-il commencé ? La question relève de la cosmogonie, une discipline aussi vieille que l’humanité. L’homme n’a en effet pas plus tôt levé les yeux sur le monde qu’il a cherché à le reconstruire par la pensée, à en retracer la genèse et les métamorphoses. On trouve ainsi chez tous les peuples, dans le fonds le plus ancien de leurs traditions, des récits relatifs à l’origine de la terre et du ciel. La plupart de ces traditions recherchent un principe créateur – dieu, idée ou élément –
Point de commencement
Au regard du vocabulaire courant et donc des multiples termes que le concept recouvre, l’évidence s’impose : toute réalité, au nom de sa propre existence, n’est et ne peut être que parce qu’elle a commencé ! La situer précisément dans le temps de son début ou de son origine, quoi qu’il en soit de l’absolu de celle-ci ou de la relativité de celui-là, c’est faire d’elle-même tomber la question. Le vocabulaire est là pour signifier une évidence selon laquelle aucune réalité ne pourrait même recevoir une désignation si elle n’avait eu un commencement. Du début de n’importe quelle histoire au commencement du monde, de l’origine de l’univers à la fondation d’une institution, abonde le vocabulaire à la mesure de l’évidence qu’il prétend affirmer et assurer. Mais précisément, qu’affirme-t-il ? ou si l’on préfère, qu’est-ce qui est assuré par la multiplicité de ces termes qui sont censés marquer l’évidence de ce qui est advenu alors qu’il n’y avait rien, ou de ce qui s’est passé entre ce qui n’était pas et ce qui est ?
De L’Origine du monde de Courbet
Regards croisés Comment figurer l’origine du monde ? Le fameux tableau de Courbet représentant le corps d’une femme nue sans tête ne cesse d’intriguer – entre gêne et fascination.
De l’événement
Sur le point de rapporter le discours de l’apôtre Paul devant l’Aréopage, l’auteur des Actes des apôtres fait une remarque d’ordre sociologique : « Tous les Athéniens et les étrangers qui résidaient parmi eux, dit-il, n’avaient d’autre passe-temps que de dire ou écouter les dernières nouveautés. » (Ac 17, 21) Rien de moins nouveau que cette fringale de nouveautés : elle demeure toujours la nôtre, encore que satisfaite par d’autres moyens. Les pages de nos journaux et, plus sensiblement encore, sans doute, les portails d’information publique du réseau internet, nous proposent – nous imposent chaque jour une gamme d’actualités qui vont de l’événement majeur au fait divers le plus sensationnel ou le plus anecdotique, et cela, sous le régime d’une indifférenciation totalitaire qui les fait affleurer à la surface de notre quotidien dans une étrange parité. Cette livraison pantagruélique des événements officiels est censée nous arracher, comme en d’autres temps les jeux du cirque, à l’ennui personnel et collectif d’une vie qui rechigne décidément à envisager l’austérité radieuse de son propre mystère. Comme d’habitude, comme par instinct, elle fait la part du lion aux saillies les plus violentes, les plus criantes, les plus criardes de l’aujourd’hui mondain, elle flaire et flatte les humeurs les plus animales de l’homme, elle donne à croire qu’Éros et Thanatos sont les seuls dieux qui ont droit de cité. Par le niveau qu’elle fait passer sur les mots, les images, les êtres et les choses avec une inconsciente cruauté, elle fait oublier qu’il n’est pas de fait divers pour ceux qui en sont l’épicentre, et ne peut évidemment s’aventurer dans les contrées où se mesure – et se partage – la pression de l’impondérable sur le cœur humain. (...)
Tremé : un hymne à la vie ensemble
Cette excellente série demeure largement méconnue en France, n’ayant bénéficié que d’une visibilité courageuse mais lacunaire sur France O. Certes, elle ne rentre dans aucun des formats habituels et suppose du spectateur qu’il accepte de se laisser embarquer dans un rythme différent, dans les rues et les bars de la Nouvelle-Orléans sans toujours avoir les codes culturels pour tout comprendre. Tel était mon cas, je ne savais presque rien des musiques de la Nouvelle-Orléans, ni de la nature exacte de son carnaval, encore moins de la cuisine cajun ou des « Indiens », bref traverser ces épisodes a été un véritable voyage en terre inconnue. Mais une fois ceci accepté, l’expérience est bouleversante. Tremé* commence quelques semaines après le passage de l’ouragan Kathrina. Le générique – génial – raconte la catastrophe en quelques secondes, avec des images d’archives rythmées par une chanson de John Boutté sur la vie à Tremé, un quartier noir de la Nouvelle-Orléans. Au long des quatre saisons de la série, nous suivons les étapes de la reconstruction de la ville, car c’est la Nouvelle-Orléans qui est le personnage principal. Une ville que jamais un plan aérien ne nous découvre (avec l’illusion de la toute-puissance), une ville constamment filmée à hauteur d’homme, car c’est là que « Nola », comme on appelle La Nouvelle-Orléans, existe. Les deux réalisateurs, David Simon et son acolyte Eric Overmyer, qui avaient déjà collaboré ensemble pour une autre série majeure, elle aussi portrait saisissant d’une ville (je parle bien sûr de The Wire – Sur écoute en français – et de la ville de Baltimore), se sont installés à Nola et ont minutieusement scruté l’âme de cette ville, creuset à leurs yeux de ce qui fait l’identité culturelle des États-Unis : sa musique. Ils nous entraînent dans les pas de musiciens, mais aussi des cuisiniers, des politiciens, hommes de loi et politiciens, au rythme de concerts filmés en live dans la rue ou les bars. Nombre de musiciens interprètent d’ailleurs leur propre rôle, comme Kermit Ruffins, Allen Toussaint, Coco Robicheaux, Dr John, Elvis Costello ou encore le Rebirth Brass Band. Le choix des chansons colle à l’histoire des personnages, sans que cela soit une comédie musicale : c’est tout simplement qu’à la Nouvelle-Orléans, la musique et la vie sont intimement liées. « Vivre pour défiler, défiler pour vivre », comme le résume un des personnages, élu local s’apprêtant à défiler grimé pour le « mardi-gras ».
Naître ou la puissance des commencements
Le processus biologique est nécessaire, mais il n’est pas suffisant pour l’espèce humaine. Il faut y ajouter une autre opération qui est un acte de parole ou, plus largement, tout un dispositif langagier : gestes, paroles, symboles, rituels savants, etc. Ce double commencement distingue la procréation humaine ou l’engendrement d’un être humain de la reproduction animale. Dire que l’être humain doit naître deux fois ne signifie pas – la précision est importante – que ce double commencement soit chronologique, ni qu’il s’agisse d’un « recommencement ». Il est plutôt question d’une structure logique qui associe le bios et le logos, la chair et la parole. Tout fils ou fille est né à l’articulation de la parole et de la chair. Si le double commencement de l’être humain explique la différence entre reproduction et procréation, c’est lui qui permet aussi d’établir une différence entre le géniteur et le père, la génitrice et la mère. On est géniteur ou génitrice par un acte biologique de mise au monde. On devient père ou mère par un acte symbolique, c’est-à-dire par des gestes et des paroles qui inscrivent charnellement un lien filial. C’est d’ailleurs un aspect central de la narration biblique, la Genèse notamment, d’affirmer que l’engendrement passe par la parole, la reconnaissance, l’adoption, qui s’inscrit dans un lien charnel. Il suffit d’évoquer combien Isaac par exemple est fils de la parole, d’une parole à laquelle résistent les formes habituelles de la génération biologique, comme l’atteste le rire de Sarah apprenant qu’elle sera enceinte dans sa vieillesse. Abraham lui–même devra sacrifier sa paternité comme possession assurée et recevoir son fils de la parole d’un autre, comme un fils adoptif (cf. Gn 18-21). D’une certaine façon, la naissance fait de chaque enfant venu au monde un fils ou une fille adopté. L’adoption est la structure fondamentale de la filiation, qu’on soit ou non le géniteur ou la génitrice de son enfant. Le christianisme, de son côté, n’aura fait qu’accentuer le trait et aura opéré une sorte de « débiologisation » de la filiation, insistant sur ceci qu’être fils ou fille consiste toujours à naître d’ailleurs que de la chair et du sang seulement.
Raconter l’histoire
Entretien avec Michel Serres