Drones de guerre

Réformer l’Eglise catholique ?

par François Euvé

L’interview du pape François, dont nous avons publié de larges extraits dans le numéro d’octobre, et qui se trouve en intégralité sur notre site internet, a fait date. En dépit les inévitables lectures biaisées, l’opinion publique ne s’y est pas trompée. Elle entend une parole nouvelle, une parole libre qui invite à prendre librement la parole à son tour. Le premier semestre du pape François semble déjà marquer une étape dans l’histoire de l’Église catholique. À propos de sa manière de faire, de son style d’expression, de ses gestes symboliques et de ses formules imagées, certains parlent de rupture, tandis que d’autres voient surtout une continuité fondamentale sous de nouveaux habits. Avant de trancher un débat qui est sans doute mal formulé, il faut se rappeler qu’il en allait de même au sujet de l’interprétation de Vatican II. À force de ne lire dans les textes que « ce que l’Église avait toujours dit », on risquait d’oublier l’effet produit par le Concile. Dès ses premières séances, les témoins avaient clairement perçu, pour s’en réjouir ou le déplorer, que quelque chose de décisif avait changé dans l’Église, sinon dans son message, au moins dans sa manière de le présenter au monde. En particulier, Vatican II fut le premier concile à ne pas avoir prononcé d’« anathèmes ».

Drones de guerre

par Patrice Sartre

Entre rêve technologique et cauchemar moral, le robot se propose depuis Léonard de Vinci comme la panacée aux tâches dangereuses, sales ou fastidieuses. Longtemps objet seulement de l’imagination des romanciers, des spéculations des philosophes et de la fantaisie des metteurs en scène, il a désormais fait irruption dans le monde réel sous une forme dramatique, le drone de guerre. Outre les débats budgétaires autour de l’acquisition de ce type d’engin, le drone est connu des médias en France pour son rôle dans la lutte antiterroriste américaine. Aux États-Unis, il a soulevé une émotion analogue à celle du napalm ou de l’« agent orange » de la guerre du Vietnam. Ne trouvant pas de soutien dans un droit déconcerté par la nouveauté du phénomène1, cette réaction morale a éveillé une interrogation sur la légitimité de la guerre dans laquelle il est engagé. Ce trouble ne peut plus être soupçonné d’être attisé par le camp adverse, comme on pouvait en accuser le bloc communiste lors de la guerre froide. Il mérite donc une réflexion que nous caricaturerons en deux questions : le drone est-il détestable, ou est-ce l’usage qu’en font nos alliés qui est condamnable, particulièrement l’« élimination ciblée » des chefs terroristes ?

Le Kenya et la Cour Pénale Internationale, Dominique Decherf

par Dominique Decherf

Uhuru Kenyatta a été élu président du Kenya le 4 mars 2013 alors que chacun savait qu’il devait se retrouver le 9 juillet suivant dans le box des accusés à La Haye, siège de la Cour Pénale Internationale (CPI). Il était appelé à répondre de « crimes contre l’humanité » survenus au lendemain de la précédente élection présidentielle du 27 décembre 2007. La Cour, le 20 juin 2013, a accepté de reporter sa comparution au 12 novembre 2013. Le vice-président élu à ses côtés, William Ruto, se trouvait dans la même situation ; sa comparution, due en mai, a été reportée au 10 septembre. C’était la seconde fois que la CPI traduisait un chef d’État en exercice, le premier ayant été en 2008 le président soudanais, Omar el-Bachir, pour crimes commis au Darfour. À la différence de ce dernier qui ne s’est jamais rendu devant le tribunal, le Kenyan, qui avait déjà comparu aux premières audiences d’avril et de septembre/octobre 2011, avait promis de continuer à « coopérer ». C’était bien la première fois qu’un chef d’État en exercice se présenterait ainsi volontairement à des juges, qui plus est une juridiction externe.

La télémédecine en questions

par Elisabeth Parizel, Philippe Marrel, René Wallstein

En septembre 2001, grâce à un robot articulé le Pr Jacques Marescaux opérait depuis New York une patiente dans un hôpital de Strasbourg d’une ablation de la vésicule biliaire. C’était le temps des pionniers. En janvier 2009, lors de ses vœux au personnel de santé à Strasbourg, le Président de la République affirmait : « Nous allons développer les outils de télémédecine, qui peuvent apporter une réponse très efficace aux besoins des populations rurales. La télémédecine, c’est l’avenir ! » En juillet de la même année, la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires (HPST) donnait une définition légale de la télémédecine en France et l’introduisait dans le Code de la santé publique. En 2012, 256 projets de télémédecine étaient recensés en France, dont 44 % en phase opérationnelle. En 2013, le gouvernement table sur la télémédecine pour lutter contre les déserts médicaux, désengorger les urgences et améliorer globalement l’offre de soin aux meilleures conditions économiques. En 2013 encore, en Inde, un habitant d’une zone rurale se rend à la pharmacie pour retirer un médicament en présentant le SMS de prescription qui lui a été notifié par le centre d’appel gratuit de télémédecine, via son téléphone portable. Et en Afrique plusieurs facultés de médecine utilisent la télémédecine pour former leurs étudiants ; des co-opérations s’établissent aussi avec des pays du Nord pour assister les praticiens locaux. Tous les pays, même les plus pauvres, s’appuient progressivement sur cette nouvelle technique pour leur offre de soin ou la formation de leurs personnels. Alors qu’est-ce au juste que la télémédecine, quels problèmes nouveaux pose-t-elle au corps médical, aux patients, à la société ?

Incivilités et mutations du contrôle social

par Jean-louis Loubet del Bayle

En décembre 2012, la SNCF a lancé un plan d’action pour réduire le développement de comportements qui ne sont pas des actes délictueux, mais sont cependant de plus en plus mal supportés aussi bien par les agents de la SNCF que par ses usagers, tels que les pieds posés sans précaution sur les sièges, les chewing-gums collés sur les banquettes, les graffitti divers gravés sur les vitres des wagons, les insultes et grossièretés verbales en tous genres, les bousculades, etc. Cette politique comporte une dimension préventive, mais aussi un aspect répressif, en prévoyant, par exemple, de sanctionner désormais par une amende le fait de mettre les pieds sur les banquettes. Ces mesures spécifiques s’inscrivent dans une évolution plus générale, touchant l’ensemble de la vie sociale, qui se traduit par une tendance à la pénalisation croissante de ce qu’il est convenu d’appeler depuis quelques années les « incivilités », c’est-à-dire des comportements gênants qui jusqu’alors n’étaient pas considérées comme des infractions caractérisées et faisaient l’objet d’une régulation plus ou moins spontanée sans qu’il soit besoin de règles codifiées et d’un contrôle institutionnalisé pour les empêcher. Au-delà de l’aspect plus ou moins anecdotique et ponctuel que peut avoir cette initiative de la SNCF, on peut s’interroger sur cette évolution, en se demandant si celle-ci ne constitue pas une manifestation particulièrement visible, particulièrement sensible, d’une mutation plus globale et plus profonde de l’organisation des sociétés contemporaines. C’est d’ailleurs là une perspective que suggèrent les questions qui commencent plus ou moins confusément à émerger sur la nature du lien social, sur ses fondements et sur ses transformations. Ces interrogations amènent notamment à se poser la question des mécanismes qui assurent l’organisation, le fonctionnement et la pérennisation des sociétés, en amenant à retrouver des problèmes essentiels qui sont à la base du questionnement sociologique. Ce questionnement fondamental concerne particulièrement le rapport des individus avec leur environnement et, notamment, les relations des individus avec les règles, avec les normes qui organisent la coexistence des individus et des groupes et sur lesquelles la vie sociale repose. Car, à travers la question des incivilités, c’est bien cela qui est en question. À savoir le fait que des normes qui structuraient plus ou moins informellement la vie sociale ne sont plus observées, en conduisant à mettre en œuvre ce qui semble être des mécanismes de substitution.

Du bon usage de la colère

par Jacques Sédat

«Chante, Déesse, la colère d’Achille, fils de Pélée ; funeste colère qui aux Achéens valut des souf-frances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros. » Ainsi, la colère est présente dès les premiers mots du texte le plus ancien de la civilisation occidentale, écrit au viiie siècle avant J.C. Néanmoins, par ce superbe incipit, Homère rappelle que dans l’Antiquité, la colère est l’apanage des dieux : les colères de Zeus sont épiques. Les colères de Dieu dans la Bible et certaines colères de Jésus dans l’Évangile ne sont pas moins mémorables. Et en ce début du xxie siècle, voilà que semblant suivre les traces de Prométhée, des groupes entiers d’individus expriment publiquement leur colère. L’actualité ne cesse de présenter des images de foules en colère, de mouvements d’indignés qui se développent, essaiment, confirmant chaque jour que l’univers est gagné par la colère. Qu’elle soit d’origine sociale, politique, individuelle, sportive, spirituelle ou économique, indiscutablement, la colère gagne le monde entier. La colère se généralise et semble même se substituer au politique qui déserte la scène publique. Faut-il rappeler que la colère est l’un des sept péchés capitaux ? Déjà identifiée au ive siècle après J.C. par Évagre le Pontique parmi les huit passions à combattre, elle est rangée officiellement par Grégoire le Grand au viie siècle parmi ce qui deviendrait les sept « péchés capitaux ».

Une histoire des relations entre juifs et musulmans

par Abdelwahab Meddeb, Nathalie Sarthou-Lajus, Benjamin Stora

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L’écriture de Claude Simon au miroir des arts graphiques

par Anne-Lise Blanc

On assimile souvent le Nouveau Roman, dont on situe l’essentiel de la production entre 1950 et 1980, à une forme de littérature révélatrice de la désillusion d’après-guerre à l’égard de toute forme d’humanisme. On croit aussi souvent que le mouvement des nouveaux romanciers renvoie à un groupe constitué d’écrivains déçus, refusant l’engagement en même temps que le roman traditionnel à la Balzac. Un groupe résolu à une littérature formelle, expérimentale et désincarnée qui n’aurait montré d’intérêt, renonçant à « l’écriture d’une aventure » par principe, que pour « l’aventure d’une écriture », selon la désormais célèbre formule de Jean Ricardou. Moins immédiatement consommable, il est vrai, et donc moins populaire que le vin nouveau ou la nouvelle cuisine, le Nouveau Roman s’il est vivement salué par une partie de l’intelligentsia, fait encore l’objet de préventions durables qu’il est temps de parer. Telle pourrait être la fonction du développement particulier qui suit et qui vise à montrer la fécondité des expériences transversales (écriture/peinture) auxquelles s’est livré Claude Simon.

Georges Braque, une histoire de peinture

par Laurent Wolf

Georges Braque (1882-1963) au Grand Palais, à Paris. Quelque 250 œuvres, plus des photographies et des documents. Un récit en peinture qui va des tableaux fauves des années 1906-1907 aux célèbres oiseaux des années 1950-1960 et aux étonnants paysages de la fin, où Braque fait surgir dans de petites toiles une couleur vive, presque violente, sur des horizons panoramiques. Une telle rétrospective paraît aller de soi. Entre 1909 et 1914, Braque invente le cubisme aux côtés de Picasso, qui n’est son aîné que d’un an. Il est à l’origine de la plus considérable des révolutions picturales du xxe siècle puisqu’elle conduit à un art abstrait que Braque comme Picasso récusèrent. Après la Seconde Guerre mondiale, Jean Paulhan lui consacre un texte intitulé Braque le patron, ce qui situe autant son statut parmi ses pairs que sa manière de peindre dénuée de compromis. Il est le premier artiste du xxe siècle à entrer au Louvre de son vivant, en 1953 ; il y peint un plafond dans un décor sculpté Renaissance, trois grands panneaux figurant des oiseaux. Il meurt célèbre en 1963 à 81 ans, souvent admiré, parfois contesté pour la régularité de son œuvre, toujours respecté même s’il est à l’écart des nouvelles secousses qui traversent alors la création artistique. Cette rétrospective est pourtant la première organisée à Paris depuis celle de l’Orangerie des Tuileries en 1973-1974. Au cours des quarante dernières années, une dizaine d’autres rétrospectives comparables ont eu lieu dans des institutions de réputation internationale. Moins si l’on retranche celles de la Fondation Gianadda à Martigny (Suisse) en 1992 et de la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence en 1980 et 1994, qui présentaient un nombre inférieur de tableaux. C’est peu par rapport à l’omniprésence des impressionnistes, de Matisse, de Picasso, de Warhol et de nombreux artistes contemporains dont la pérennité est incertaine.