Dans sa définition la plus simple, le deuil — en latin dolium (douleur) — constitue un état affectif ressenti face à la perte, à l’absence d’une personne décédée. Mais le deuil peut aussi s’avérer une épreuve difficile à traverser lorsque survient une transition qui s’impose dans un parcours de vie. Dans tous les cas, ces épreuves communes – bien que vécues différemment – nécessitent un processus d’adaptation quand un changement brusque se produit dans notre existence. Selon la psychanalyse, ce que l’on appelle le « travail du deuil » a pour but l’acceptation que l’être disparu n’est plus. Sigmund Freud (1865-1939) a beau dire qu’il ne s’agit pas de renier les morts ni d’arrêter de les regretter, mais il s’avère aussi fondamental que l’endeuillé·e établisse la paix avec celles et ceux qui nous quittent, peu importe les circonstances. Dans son livre Le deuil impossible nécessaire. Essai sur la perte, la trace et la culture (Nota bene, 2005), Nicolas Lévesque remet subtilement en question l’analyse freudienne de cette épreuve du deuil. Puisque celle-ci pourrait ne jamais s’achever, ce dernier demeure une énigme. Il s’interroge ainsi sur l’idée qu’il faille « tuer le mort » pour vivre normalement; bien au contraire, cette souffrance « laisse des traces et des empreintes ».
Deuils
Le processus du deuil, entre oubli et mémoire
Le rite du deuil : les cimetières en tant qu’espaces subversifs
Lors des manifestations #WomanLifeFreedom déclenchées, à travers l’Iran, à la suite du décès tragique de Jina Mahsa Amini sous garde policière1, mes yeux étaient rivés à mon téléphone portable. Comme toute la population iranienne, je suivais chaque rassemblement, chaque mesure répressive, chaque mort et toutes les funérailles. Parmi la pléthore d’images vues sur les médias sociaux, j’ai commencé à observer un phénomène dans celles qui provenaient des cimetières, et je les ai archivées sous «A ayin-e Azaadaari – Rites du deuil». Dans Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Judith Butler écrit : «Beaucoup de gens pensent que la douleur du deuil relève uniquement de la sphère privée, qu’elle nous renvoie à une situation d’isolement et a par conséquent un effet dépolitisant2.» Dans la culture iranienne, celui-ci ne constitue pas une affaire intime dans laquelle on fait preuve d’un stoïcisme retenu : il est collectif, cathartique et performatif. Ces caractéristiques accordent aux funérailles un grand potentiel politique et politisant, ouvrant l’espace des cimetières à la subversion. C’est dans ces lieux que les slogans révolutionnaires étaient formulés, affichés, scandés pour être ensuite dispersés dans les rues.
Deuil malgré tout. Contrer la mort sociale à Cuba
Lorsqu’on évoque le deuil, on le relie souvent à la mort physique. À travers les époques et les cultures, l’expression individuelle ou collective de chagrin face au décès a inspiré diverses formes de représentation artistique. Pensez aux cortèges funèbres ou aux pleureuses de la Grèce antique représentés sur nombre de vases, de frises et de métopes des temples, aux statuettes gémellaires yorùbá (ibeji) du Nigéria ou encore, et plus récemment, à l’installation numérique et interactive Level of Confidence (2015) de Rafael Lozano-Hemmer qui rend hommage aux 43 étudiant·e·s disparu·e·s à Iguala, dans l’état de Guerrero, au Mexique. Or, dans cet article, nous souhaitons examiner un type de mort autre que biologique, soit la mort sociale et aussi son deuil, dans le contexte politique et culturel cubain récent. Pour ce faire, nous nous attardons sur la praxis des artistes Sandra Ceballos et Camila Ramírez Lobón, et ce, en utilisant comme fil conducteur l’alter ego d’une autre artiste cubaine, Belkis Ayón, à savoir la princesse Sikán.
Requiem pour le futur
Lorsque j’ai débuté l’écriture de mon essai Performing Mourning: Laments in Contemporary Art (Valiz, 2021), j’avais encore une perception assez conventionnelle du deuil et de sa douleur. On porte celui d’êtres chers disparus, et plus l’attachement est fort, plus la douleur se ressent. Mais à travers le processus d’écriture du livre, j’ai pris conscience d’un nouveau phénomène particulièrement présent chez les jeunes générations qui ne font pas le deuil d’attachements passés, mais du futur : leur propre futur. J’ai, en conséquence, ajouté un nouveau chapitre à ma première table des matières : Lamenting the Future.
“Trente ans d’épidémie du SIDA, nous luttons toujours ”
En 2011, Jessica Whitbread et Alexander McClelland, organisateur·rice·s communautaires, artistes et militant·e·s séropositif·ve·s, ont créé le projet PosterVirus en collaboration avec l’organisation torontoise AIDS Action Now. Depuis, le duo engagé dans la scène militante a publié des affiches pour le projet et d’autres documents liés aux luttes actuelles des personnes vivant avec le VIH. Whitbread a réalisé de nombreuses actions artistiques aux niveaux local et international, comme Tea Time: Mapping Informal Networks of Women Living with HIV (2014), un programme interdisciplinaire de recherche artistique et universitaire, qui a permis de réunir des communautés de femmes séropositives par le biais de discussions et de méthodes créatives, et de produire un ouvrage à tirage limité. McClelland est actuellement professeur adjoint à l’Institut de criminologie de l’Université de Carleton et il vient de publier son premier livre, Criminalized Lives: HIV and Legal Violence (Rutgers University Press, 2024).
Architectures de la modernité : faire le euil de nous-mêmes avec Abattoir d’Aria Dean
Aria Dean : Abattoir, présentée à l’Institute of Contemporary Arts (ICA), à Londres, de février à mai 2024, a été la première exposition à prendre l’affiche après une brève fermeture du musée au début de l’hiver1. Au cours de cette période, l’ICA a rénové le hall d’entrée et la librairie, ce qui a eu pour effet d’attirer l’attention du public sur l’architecture dès le moment où il entrait le pied dans le bâtiment. Pour les London·nienne·s habitué·e·s de ce haut lieu de la culture contemporaine, situé sur le Mall (à un jet de pierre du Palais de Buckingham), la nouvelle disposition de l’aire de réception constituait une introduction tout indiquée pour découvrir la pratique d’Aria Dean et sa première exposition solo au pays.
L’odeur comme mort
Si on l’associe à la disparition matérielle, à l’évanescence, à la détérioration ou à l’éphémère, la mort de l’oeuvre a souvent été mise de côté dans la longue écriture de l’histoire de l’art occidentale. L’art ne trépasse pas. Réclamé comme pérenne, il est conservé immuable, et les matériaux qui le constituent répondent, pour la plupart, à cette éternité. Pour autant, depuis le début du 20e siècle, l’usage et la revendication des émanations dans l’art appellent l’expérience d’un savoir-faire qui s’évanouit, qui se détruit ou s’éteint volontairement. L’odeur ne peut être contemplée à l’instar d’une couleur ou d’une forme. Sa perception est donnée dans un temps limité, car elle s’estompe, le cerveau s’accoutumant, la plupart du temps, aux fragrances à mesure qu’il les traite1. S’ajoute à cela que les matières, permettant la diffusion des effluves, s’épuisent, qu’elles viennent de matériaux naturels ou de créations parfumées. Dans Preserve 'Beauty' (1991) de l’artiste britannique Anya Gallacio, quatre panneaux sont montés aux murs, sous lesquels deux mille fleurs sont accrochées, pétales étalés face aux visiteur·euse·s et tiges pendantes vers le sol. À mesure que le temps passe, elles fanent, se rétractent et tombent pour dégager l’émanation humide et âcre de ce qui flétrit, une odeur que l’artiste appelle souvent tant l’usage des végétaux poussés à la putréfaction demeure récurrent dans son travail.
Le deuil est une maison
Parmi les motifs qui nous ont menées à développer des projets artistiques autour de la vie monastique de religieuses québécoises, nous avions en commun l’espoir que le couvent, comme lieu de vie serein, puisse nous offrir la possibilité de revenir à nous-mêmes. Le temps d’introspection que chacune a passé avec les soeurs nous a ouvertes à la nécessité de partager les qualités du «vivre-ensemble» que nous avons eu la chance d’expérimenter auprès de ces femmes. Chez les Soeurs de la Charité de Québec, Sarah a investi sa relation d’amitié avec soeur Jacqueline à travers le projet de poésie documentaire photographique et littéraire Merci pour votre agréable visite et les délicieuses fraises qui traite, entre autres, de l’amitié comme d’une possible consolation pour le deuil. De son côté, Geneviève a développé des relations avec les Ursulines de Québec depuis leurs derniers instants vécus au monastère, menant à la création du projet photographique et sonore Blan ainsi qu’à l’installation vidéo Corps habité. Dans les deux communautés que nous côtoyons, les tâches ne retombent jamais sur une seule soeur, toutes sont partagées, même celles entourant la mort. De même, pour respecter l’esprit de collaboration que nous rapportons du couvent, nous choisissons d’investir ensemble nos réflexions sur le deuil.
Au-delà du deuil : entretien avec Vinciane Despret
Philosophe des sciences et psychologue, Vinciane Despret s’est spécialisée dans l’éthologie, l’étude du comportement des animaux. Dans la lignée des philosophes Bruno Latour et Isabelle Stengers, elle développe depuis plusieurs années une pensée féconde sur ce qui nous lie au vivant. Mais parallèlement à ses champs d’intérêt pour notre relation à la vie animale, elle a développé, depuis 2015, une réflexion sur l’attachement que plusieurs personnes endeuillées entretiennent avec leurs défunt·e·s. Dans des ouvrages tels Au bonheur des morts : récits de ceux qui restent (La Découverte, 2015) et, chez le même éditeur, Les morts à l’oeuvre (2023), Despret enquête sur les divers comportements que suscitent les mort·e·s dans nos vies.
Les forces du sommeil, Manif d’art 11 - la biennale de Québec
À l’abri des bourrasques qui balaient le Vieux-Port de Québec se déploie la 11e manifestation de la biennale, Les forces du sommeil, confiée à la commissaire française Marie Muracciole. Dès l’entrée, dans le hall de l’Espace Quatre Cents, sont disposés des matelas et des rangées de chaises d’école créant un dédale dans lequel l’on invite le public à traîner, à s’asseoir ou à s’étendre. Alors qu’à peine quelques minutes plus tôt, chacun·e se pressait pour trouver un refuge à l’hiver, la configuration de l’oeuvre impose un ralentissement propice à la rencontre avec les oeuvres d’art exposées en deux lieux et disséminées sur trois étages.
La force tranquille des mauvaises herbes : 8e triennale de Yokohama
La 8e édition de la triennale de Yokohama, la deuxième plus grande ville du Japon située à seulement quelques kilomètres de Tokyo, s’intitulait Wild Grass : Our Lives. Le commissariat a été confié à Liu Ding et Carol Yinghua Lu. Tous deux d’origine chinoise, Ding est aussi artiste, alors que Lu est historienne de l’art. La triennale présentait, dans cinq lieux, le travail de 93 artistes provenant d’un peu partout dans le monde. D’autres espaces de diffusion proposaient une programmation off titrée ManyManyArts avec des expositions plus ou moins en lien avec l’événement principal.
Paryse Martin - Regards obliques
Il y a de ces artistes dont la pratique semble indissociable de la personne. Regards obliques, au Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, constitue un parfait exemple de cette relation insécable entre l’art et la vie de Paryse Martin. Sans se prétendre être une réelle rétrospective de la vaste production de Martin, Regards obliques porte bien son titre : la grande salle du Musée contient une sélection d’oeuvres conçues sur une période de près de 40 ans, chacune comme un regard jeté sur une exposition passée ou sur un corpus spécifique de l’artiste. Le titre réfère également à la perspective holistique de celle qui a enseigné les arts visuels à l’Université Laval pendant 24 ans. Ses oeuvres ne s’abordent jamais frontalement; elles demandent une attention particulière afin de saisir l’ensemble des détails pour en dégager une narration circulaire.
Kim Waldron ltée : société civile
Le centre d’exposition EXPRESSION propose la rétrospective Kim Waldron ltée : société civile. Il s’agit là d’un parcours documentaire retraçant, sur plus de vingt ans, les créations les plus marquantes de Kim Waldron, une artiste visuelle montréalaise. Les trois commissaires de l’événement, Louise Déry, Michèle Magema et Anne-Marie Ninacs, présentent une carte du temps déconstruite, majoritairement composée de photographies en grand format et parfois ponctuée d’installations vidéo et d’archives de journaux. Il n’y figure aucun cartel, de sorte que les spectateur·rice·s n’accèdent pas directement au contexte des projets, plutôt fourni dans l’opuscule de l’exposition. Ainsi, l’endroit nous invite à la réflexion et souvent, au questionnement des idées recensées en écho avec la pratique conceptuelle de l’artiste.
Brenda Draney : Drink from the river
Brenda Draney’s painting, Rose (2019), looks like a memory. The details are minimal: a nude couple tucked beneath the covers of a white bed; a pair of sunglasses set beside them on the nightstand; a child in a cornflower blue nightgown waiting patiently in the centre of the room; a smattering of roses strewn across the ground. A single black rectangle in the upper-left corner of the painting indicates the time of day. Rose is a memory, or rather, proof of someone trying to remember. It begins in a bedroom late at night. A child, awoken from sleep, makes her way into her parents’ room. She calls out softly at first, uneasy about waking them and unsure whether she will be scolded or invited into bed. The moment they turn to look, with bleary eyes and messy hair, and ask what’s wrong—the memory halts. The background melts away until there is nothing left but canvas, as if the scene has paused at its climax. It’s awkward. It’s candid. It’s intimate. In retelling her story, Draney foregrounds the memory’s essence and its defining moment, rather than aiming for exactitude.
Emma Waltraud Howes, The Time it Takes [Le temps qu’il faut]
À travers The Time it Takes, la commissaire Charlotte Lalou Rousseau met en lumière les différentes avenues de recherche empruntées par Emma Waltraud Howes au cours de la dernière décennie. Des oeuvres de 2012, que l’on pourrait qualifier «de jeunesse», y côtoient des corpus plus actuels, les premières tissant avec les secondes une trame narrative forte nourrie d’Histoire et de légendes, témoignage incontestable de la luxuriance créatrice de cette artiste hors norme.
Danielle Cormier, Éphémérides
La lumière était parfaite au B-312. Si parfaite qu’on ne pourrait imaginer les Éphémérides de Danielle Cormier sans elle, sans cette qualité de l’air qui nimbait tout, à cette heure précise du jour. Les oeuvres appelleraient donc peut-être cet état de visibilité révélant leurs teintes et leurs textures. Il est ici question d’ombre, de couleur et de visualité, pour une proposition, par ailleurs, indéniablement sculpturale. Déjà, il faudra nuancer. Car plus qu’une suite d’oeuvres, voilà bien un ensemble indissociable de pièces en lien organique entre elles et avec le lieu qu’elles ponctuent. Oui, il s’agit avant tout d’un ensemble, d’un parcours aussi, d’une disposition dévoilant une sensibilité profonde à l’espace. Chacun de ses éléments étant placé avec parcimonie et avec une précision presque obsessive, Éphémérides transfigure la galerie, fait de ce lieu le sien, totalement.
Duane Linklater, cache
“There must be something that as an artist and as an Indigenous person I can leave behind, because I’m not going to be here forever; there must be something that I can leave behind me to help the ones that are coming after.” Published in Mousse Magazine in 2017, these words from Duane Linklater seem the most informative way to contextualize his recent installation at Catriona Jeffries in Vancouver. Interested in land-based education and cultural transmission, Linklater has developed a practice emphasizing Indigenous structures—conceptual and material— to counter processes of erasure, extraction and dispossession. His work often results in a material arrangement that problematizes the white cube’s architecture and spatiality, as well as the alienation of Indigenous people from the land and settlers’ exploitation of natural resources.
Lucie Rocher, De part et d’autre
Au Centre Clark, un rideau industriel de plastique presque opaque accueille le public et brouille la vue sur l’exposition de Lucie Rocher. Ce dispositif matérialise le passage vers l’installation De part et d’autre et marque l’intention de l’artiste de guider et d’accompagner les visiteur·euse·s. L’exploration débute sur un chemin en bois irrégulier et grinçant comme pour signaler la présence de l’artiste ou, peut-être plus simplement, la matérialité de l’oeuvre. La passerelle découpe l’espace en deux : d’une part, elle mène vers une photographie enfermée dans une boîte lumineuse qui représente un lieu en chantier. De l’autre, elle nous conduit vers des colonnes en bois flottants, au milieu de l’installation, sur lesquelles sont imprimées des photographies en couleurs du Champ des Possibles. On y aperçoit des arbres, des passant·e·s, mais aussi des personnes flânant sur des bancs. En périphérie de l’accrochage central, des clichés de son atelier sur plaques d’acier sont accrochés aux murs. La déambulation dans le lieu d’exposition se traduit par des pauses et des seuils offrant ainsi une expérience vaillamment orchestrée par Rocher, comme si chaque pas dans l’espace orientait les visiteur·euse·s dans la découverte de son travail.