Bâtir

Bâtir : pour une éthique de la ville

par André-Louis Paré · trad: Käthe Roth

Dans son roman «Que notre joie demeure» (Héliotrope, 2022), Kevin Lambert décrit le milieu des « starchitects » associé au capital mondialisé, celui qui, au nom du prestige, impose des projets d’architecture fabuleux qui ne reflètent que rarement la réalité sociale. Le personnage principal, la célèbre architecte montréalaise Céline Wachowski, fondatrice des Ateliers C/W, est à la veille d’inaugurer le complexe Webuy pour sa ville natale alors que des groupes sociaux manifestent leur désapprobation face à la gentrification tous azimuts dans un contexte de crise du logement. L’élément le plus cocasse de cette fiction de Lambert, qui a accumulé plusieurs prix, dont le Médicis 2023, est que les Ateliers C/W sont situés au 305 rue de Bellechasse. Une adresse qui, dans la vraie vie, correspond à une ancienne usine transformée en ateliers d’artistes et qui, en 2020, au nom de la spéculation immobilière, a été convertie en espaces rénovés, vendus ou loués à forts coûts.

Brasília, 1959 : la cité nouvelle sud-américaine face à la crise de l’architecture moderne

par Diogo Rodrigues de Barros · visuels: Instituto Moreira Salles Collection · trad: Bernard Schütze

Brasília a été inaugurée le 21 avril 1960, remplaçant Rio de Janeiro comme capitale du Brésil. Il s’agit d’une ville planifiée : l’architecte Lúcio Costa se retrouvait responsable de son tracé urbain tandis que les principaux bâtiments publics étaient confiés à Oscar Niemeyer. L’autre figure centrale, dans la réalisation de ce projet ambitieux, était Juscelino Kubitschek, président de la République de 1956 à 1961. La devise de son gouvernement, « cinquante ans en cinq», formulait alors une promesse de progrès économique et de lutte contre le sous-développement en parfaite adéquation avec les théories développementalistes défendues dans l’Amérique latine d’aprèsguerre. La création ex nihilo d’une nouvelle capitale, créée selon les utopies architecturales du 20e siècle, constituait de fait un symbole imposant de la modernité à laquelle aspiraient les élites politiques, économiques et culturelles brésiliennes.

La ruine comme condition

par Hélène Soumaré · visuels: L'École des mutants; Hamedine Kane, Stéphane Verlet-Bottéro · trad: Oana Avasilichioaei

L’architecture est depuis toujours obsédée par la permanence, elle a depuis toujours cherché à produire des solutions absolues. Considérer ses ruines est donc peut-être une chance, celle d'observer, par-delà l’échec et ses failles, des formes à l’arrêt et d’entrer alors plus intimement dans la pensée de ce qu’elles sont. Comme si, ainsi démembrés, ces bâtiments accomplissaient mieux leur destin.

Vivre ensemble en ville : les cas de Zurich, Berlin et Barcelone

par Laurence Boire, Olivier Therrien, Camyl Vigneault · visuels: A.D.P. Walter Ramseier/Beatice Ljaskoesky; Lacol Arquitectura Cooperativa; · trad: Rebecca Rustin

Bien que l’accès à un logis convenable soit un droit universel, celui-ci n’est pas acquis. Les politiques néo-libérales dominantes, qui favorisent une marchandisation de l’espace, semblent incapables d’y répondre. Cette inaptitude sème d’embûches le parcours vers la création de logements qualitatifs pour la majorité. Dans cet article, nous présentons trois projets – H-2000 à Zurich, R50 à Berlin et La Borda à Barcelone – qui sont nés dans des contextes socio-économiques difficiles se rapprochant de la situation actuelle du logement au Québec.[...] Cet article tente donc de démystifier la création d’habitations collectives en milieux urbains par des études de cas qui repensent la notion de propriété vers le logement comme bien essentiel et commun. Ce survol souhaite inspirer et éveiller l’implication citoyenne et professionnelle dans la poursuite de l’acte fondamental d’habiter.

Habiter une ville plus inclusive : perspectives féministes et artistiques de la conception

par Olivier Vallerand · visuels: MYCKET; muf architecture/art · trad: Jo-Anne Balcaen

Un corpus de réflexions sur l’impact du genre et de la sexualité sur l’expérience de l’espace bâti a émergé au cours des quatre dernières décennies. Ces réflexions ont malheureusement eu, jusqu’à maintenant, peu d’impact sur les pratiques de l’aménagement, tant dans l’aménagement d’intérieurs que dans l’occupation urbaine, et ce, malgré une diversité croissante, même si encore insuªsante, dans la profession elle-même. À cet ešet, cet article propose une analyse de démarches féministes telles que celles de muf architecture/art et MYCKET et souligne le potentiel que présente l’intégration à la pratique de recherches artistiques afin de mieux comprendre les enjeux sociaux qui entourent tout projet de conception. Elles réfléchissent au genre de manière intersectionnelle, intégrant à leur exploration des questions d’âge, de diversité ethnoculturelle et raciale ou de classe. Dans les deux cas, les propositions développées remettent aussi en question les notions de public et de privé en donnant la parole à des populations souvent ignorées par les personnes prenant des décisions dans les projets d’aménagement.

Don’t walk alone at night

par Olivier Fabry · visuels: Olivia Daigneault Deschênes · trad: Käthe Roth

L’énoncé «Don’t walk alone at night» n’est qu’un exemple des nombreux conseils et avertissements faits aux femmes en lien avec leurs expériences de l’espace public. Ces instructions, données par la famille, les ami·e·s et même par les médias, dans des conversations variées, révèlent un message explicite : il faut craindre les inconnus, dans les lieux publics, la nuit. La chercheuse féministe Leslie Kern rappelle, dans son livre «Ville féministe : notes de terrain» (2022), que la fonction sociale de la peur consiste à contrôler les femmes. En effet, et toujours selon l’autrice, leur appréhension de l’espace public en limite l’usage, les empêche d’accéder à certains emplois ou formations qui se déroulent la nuit, ajoute la gestion de leur propre sécurité à leur charge mentale, puis renforce une dépendance aux hommes, perçus paradoxalement comme des protecteurs. Ainsi, les endroits publics demeurent réservés à certaines personnes en situation de privilège.

Les images architecturales de Marisa Kriangwiwat Holmes

par Sydney Hart · visuels: Marisa Kriangwiwat Holmes · trad: Nathalie de Blois

Se penchant sur l’architecture dans l’oeuvre de Dan Graham, le photographe Jeff Wall a noté que, dans ses travaux des années 1970, Graham opère un changement par lequel l’architecture « s’impose comme forme d’art déterminante ou décisive parce qu’elle reflète parfaitement la structure institutionnelle et influence le comportement par sa définition de la positionnalité ». Ce potentiel réflexif a été largement exploité par les photographes de l’époque – de la documentation en série de bâtiments individuels par Bernd et Hilla Becher aux clichés banals de vastes parcs industriels par Lewis Baltz et d’autres membres du mouvement New Topographics. Dans leurs images, l’architecture tend à n’être qu’une simple conception évoquant subtilement l’héritage de projets industriels et de construction à grande échelle par le biais d’une esthétique impassible.

Village Urbain : des logements conçus pour les communautés

par Pascal Huynh · visuels: Sid Lee Architecture, Studio Bolide · trad: Catherine Barnabé

Je me souviens être assis devant une employée d’une banque qui me présentait une promotion spéciale ošerte aux « client·e·s ayant un emploi utile à la société». Ce sont exactement ces mots insensibles qu’elle a prononcés, pour immédiatement retirer sa proposition lorsque je lui ai dit que j’étais un artiste aux revenus imprévisibles. Cependant, ni elle ni moi n’aurions jamais pu imaginer que moi, un pauvre artiste, je jouerais un rôle essentiel dans la création d’un projet d’habitation de 28 millions de dollars. En 2019, je me suis lancé avec Estelle Le Roux Joky dans la fondation de Village Urbain, un organisme à but non lucratif dédié au développement de communautés de cohabitat. Nous étions loin de nous douter qu’en seulement quatre ans, nous serions au premier plan de l’une des initiatives immobilières les plus exaltantes de Montréal.

Habiter, rencontrer, partager : un entretien avec Pierre Thebault

par André-Louis Paré · visuels: Atelier Pierre Thibault · trad: Robin Simpson

Depuis 1988, Pierre Thibault développe, en collaboration avec l’équipe de l’Atelier Pierre Thibault, une réflexion sur l’architecture qui place en interaction constante l’être humain et le territoire à habiter. Pour son fondateur, cette vision de l’architecture conduit à la création de projets uniques, respectueux de l’environnement et qui s’inscrivent dans les paysages avec lesquels ils font corps. Parmi ses réalisations connues sur le territoire québécois, mentionnons L’Abbaye Val Notre-Dame à Saint-Jean-de-Matha, le collège Sainte-Anne à Dorval et la Fondation Grantham pour l’environnement à Saint-Edmond-de-Grantham. Il est lauréat du Prix Ernest-Cormier 2023, la plus haute distinction attribuée par le gouvernement du Québec à une personne pour sa contribution remarquable aux domaines de l’aménagement du territoire, de l’architecture ou du design.

18th International Architecture Exhibition: The Laboratory of the Future

par Didier Morelli · visuels: Joar Nango; AAHA; Olaleken Jeyifous; Kéré Architecture; Gabriela de Matos, Paulo Tavares

Over the past few decades, the 118 islands that make up the floating city of Venice have experienced first-hand the creeping ešects of globalization, environmental degradation, and climate change that will undoubtedly dictate the future and potential disappearance of our civilization. From banning cruise ships from docking in its historic centre in 2021 after damage to the lagoon saw UNESCO threaten to put the city on its endangered list, to the constant danger of the region succumbing to its lapsing foundations and rising sea levels, the tourist destination is one of many coastal cities acting as canaries in a coal mine of catastrophic ecological and climate disaster. Venice is sinking, and yet, one of its most iconic organizations, La Biennale di Venezia, persists with its programming. The show must go on, as they say.

Mascarades. L’attrait de la métamorphose : 18e édition de MOMENTA Biennale de l’image

par Marie-Ève Charron · visuels: Mara Eagle; Séamus Gallagher; Marion Lessard; Rémi Belliveau; siren eun young jung

Avec son thème Mascarades. L’attrait de la métamorphose, la 18e édition de MOMENTA, la biennale de l’image à Montréal rappelle un concept phare des années 1990, dans des milieux aussi variés que l’anthropologie, la philosophie et les arts visuels. Dans la culture populaire comme savante, dans Le temps des bouons (Pierre Falardeau, 1993) comme dans Gender Trouble (Judith Butler, 1990) ou dans Simians, Cyborgs and Women (Donna Haraway, 1991), le caractère subversif de la mascarade était démontré1. C’est avec une vigueur renouvelée, en raison de sa pertinence et de son actualité brûlante, que cette dimension teinte les propositions rassemblées par la commissaire invitée Ji-Yoon Han.

Amanda McCavour, Wandering and Traces

par Gil McElroy · visuels: Amanda McCavour

The network of venues comprising the Cambridge Art Galleries Idea Exchange served as a summer-long home to Toronto-based artist Amanda McCavour’s textile installations in Wanderings and Traces. All to her advantage, as the architectural and environmental diÆerences in venues gave license to a consideration of McCavour’s work beyond the narrowness inherent in the “white cube” aesthetic of the formal gallery setting.

Béatrice Boily, La saline

par Lisa Tronca · visuels: Béatrice Boily

Placer des blocs de sel de manière à former un cube blanc dans un terrain boisé. Observer, à l’aide d’une caméra de surveillance, le milieu naturel opérer une lente transformation de la masse saline. Téléverser une sélection d’enregistrements captés en cours de processus sur un site web. Déployer les traces de la sculpture et des images dans un espace de diÆusion. Ces multiples interventions entreprises par Béatrice Boily constituent le fondement de La saline, titre de l’oeuvre ainsi que de l’exposition éponyme présentée au printemps 2023 au centre d’artistes en art actuel Regart, à Lévis.

Edgar Calel, B’alab’äj (Jaguar Stone)

par Tak Pham · visuels: Edgar Calel

Amidst the relentless grip of a scorching summer and the ceaseless whirl of dust along the expansive interstate arteries of Long Island, an unexpected sanctuary opened up its refuge for those brave enough to venture into the heat to Queens’s SculptureCenter. Within the walls of this former trolley repair shop—now a contemporary art space devoted to sculpture—Edgar Calel’s hands have meticulously crafted a captivating experience. His creation, an encompassing and multi-layered sensorial installation, has harmoniously merged towering boulders, a profusion of earth forming a graceful mound and an array of rustic tools.

Marlon Kroll, Revelation

par Sarah Nesbitt · visuels: Marion Kroll

Witnessing others around me process close and deeply personal loss marked my summer: multiple instances of medically assisted dying, and one tragic accidental death. The conditions and responses to death, vaguely labelled “grief,” are as unique as the people experiencing them. There is something very particular about being privy to the grief of others. In Marlon Kroll’s most recent solo exhibition, Revelation at Fonderie Darling, we see a sustained meditation on something related to grief, but diÆerent. What Kroll oÆers us comes after the punctuating pain that characterizes grief: the revelations his mother, Nadia Kroll, gifted to him in her absence.

Frances Adair Mckensie, Private Life

par Jean-Michel Quirion · visuels: Frances Adair McKenzie

Durant la saison estivale, la Fonderie Darling présente l’exposition Private Life de Frances Adair Mckenzie. L’artiste séjournait, jusqu’à tout récemment, en résidence de production aux Ateliers Montréalais situés à même l’édifice où est diÆusé son projet. Chacune des pièces a ainsi été façonnée sur place, dans l’atelier qu’elle a occupé de 2019 à 2023, pour ensuite se retrouver dans la Grande salle de la Fonderie.

Jen Aitken, The Same Thing Looks Different

par Robin Simpson · visuels: Jen Aitken

I find it diÌcult not to historicize Jen Aitken’s recent solo exhibition,The Same Thing Looks Different. Aitken’s abstract sculpture would seem, on one hand, at least a half century out of place and time, and on the other, ripe to bear today’s conjuncture on its surface. Adelina Vlas of The Power Plant curated the exhibition, which groups an animated video with works in concrete, wood and fibreglass dating from 2015 to the present. This is not a retrospective—absent are Aitken’s drawings, site-specific paper works, and early funky and meaty works—yet, faced with abstract sculpture such as Aitken’s, where each step seems to circumscribe a tighter and tighter set of formal manoeuvres, how can you not begin to sort through their similarities and minor diÆerences and look for signs of progression?

Myriam Yates, Le temps, le son, la montagne

par Gina Cortopassi · visuels: Myriam Yates

Les notes délicates et pastorales d’une flûte traversière enveloppent les visiteur·euse·s dès leur entrée dans la galerie. Sur l’écran, à gauche, se succèdent des plans fixes du Centre d’arts Orford dans son cadre verdoyant à la levée du jour : une légère brume, un feuillage frémissant, une façade bétonnée. La mélodie charge déjà les images d’une histoire, et bientôt, l’une d’entre elles se déploie sous nos yeux. Dix musicien(ne)s en résidence – pour reprendre le titre de l’oeuvre (2022) – travaillent les pièces de leur corpus et emplissent les nombreuses salles et corridors des vibrations de leurs instruments, comme à chaque été depuis 1951.

Liz Magor, The Separation

par Bénédicte Ramade · visuels: Liz Magor

Les objets sont fatigués dans ce récent opus de Liz Magor concocté pour le MoCA torontois dont elle occupe tout le plateau du deuxième étage de l’ancienne bâtisse industrielle. Pour ce projet, un de ses plus vastes, elle a créé près d’une quarantaine de nouvelles sculptures et rapatrié des tables – qu’elle surnomme des « bancs de sable » – entre établis massifs, tables d’autopsie et étagères tenues par des serre-joints. Y gisent trois corps, entre dépouille animale en attente de taxidermie et jouet un peu surdimensionné, des formes délicatement posées sur des tissus scintillants ou de fausses fourrures.

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